L’enfer n’est pas plus paisible au soleil

Dans l’imaginaire commun, le shōjō se présente souvent comme un univers un peu mièvre, voire complètement nunuche, tournant autour d’une collégienne ou d’une lycéenne en quête d’aventures amoureuses.
Cette définition ultra-réductrice néglige un aspect pourtant omniprésent dans ce genre : la violence des sentiments.
Cette composante a été la pierre angulaire de nombreuses séries de ce genre mésestimé, comme l’excellent Life, ou plus récemment le controversé Parapal.
Le manga qui nous intéresse aujourd’hui a été bâti de ce bois, et n’est autre qu’Enfer Bleu, série de trois tomes de Shiina Chika publiée par Panini Manga.

L’enfer au paradis

En plein cœur d’une île paradisiaque de l’archipel d’Okinawa, Mana vit un cauchemar silencieux sous la coupe de Kakeru, son grand frère adoptif, qui abuse régulièrement d’elle au nom de l’amour qu’il lui voue. Son quotidien va changer avec l’arrivée d’un jeune tokyoïte, Akihiro. Il tombe rapidement sous le charme de Mana et promet de la protéger à tout prix, sans savoir à quoi il s’expose ni où le mèneront ses sentiments.

Avec l’amour inconditionnel qu’il voue à sa Mana, que ce soit physiquement ou moralement, mais aussi à travers les méthodes qu’il utilise pour l’écraser et affirmer son emprise sur elle, Kakeru est l’archétype du pervers narcissique. Il contrôle avec talent son environnement, et c’est ce qui fait toute sa force. Et pour cause, il a réussi à maintenir secrète la relation qu’il impose à sa sœur depuis trois longues années. Depuis notre pays, à notre époque, cela peut sembler complètement irréaliste pour beaucoup de gens : qui irait se laisser imposer un tel traitement ? Oui, mais entre un jeune homme sérieux et responsable et une pièce rapportée, qui aura le plus de crédit ? Et si elle dénonce Kakeru, où ira-t-elle, avec une famille qui n’est plus ? Kakeru le dit lui-même : « provoque un scandale, et tu en seras la première victime ! ».

Tant d’interrogations et si peu de réponses

Dans ces conditions, tiraillé entre la gratitude qu’elle éprouve pour sa famille d’accueil et l’envie d’arrêter ce cauchemar, quelle est la solution ? Il est sûrement possible de s’en sortir sans l’aide d’une main secourable, mais comment ? Et surtout, que se passera-t-il ensuite ? Tant de questions auxquelles Mana n’a pas su répondre, au fil des années, jusqu’à ce qu’Akihiro lui apporte quelques éléments de réflexion. Leur fugue, la rencontre avec le père d’Akihiro, tous ces événements ne changent rien à la vision des choses du jeune homme, mais Mana continue de se forger son avis. Akihiro doit-il souffrir à cause d’elle, ballotté par les mains de Kakeru ? Il est évident que son nouvel amoureux ne pourra pas la débarrasser de son frère, alors comment faire ? Encore de nouvelles questions en guise d’écho. Et pourtant, plus l’histoire avance, plus la conclusion semble se profiler comme une évidence.

 

 
C’est là toute la force de ce manga : à chaque fois que Mana entrevoit le bout de l’enfer, le monde perverti que Kakeru a construit autour d’elle la rattrape, en emmenant petit à petit Hirohiko dans son sillon, malgré elle. Et si la conclusion de la série semble évidente dès les premières pages de ce manga, ses modalités restent encore à définir.

Rumeurs, campagne et sentiments

Enfer Bleu est un voyage dans cette sublime partie du Japon qu’est Okinawa. Mais sous sa patine se cache un vase clos, pourri par les rumeurs et l’ennui. C’est une règle récurrente du manga, qu’on retrouve aussi bien dans les séries humoristiques comme Barakamon que dans les séries dramatiques : à la campagne, tout se sait et colporter les rumeurs est le hobby commun de tous ces villageois en mal de sensationnel.

La campagne japonaise, à fortiori l’huis clos qu’offre une île, crée un environnement dans lequel les rumeurs peuvent avoir des conséquences désastreuses, qu’elles soient fondées ou non. Kakeru est passé maître dans l’instrumentalisation de cette règle et, sous ses airs de jeune homme sérieux et responsable, il dupe sans gêne la majorité de son entourage. Akihiro, de son coté, se présente comme un personnage très direct, rempli de bonnes intentions. Ces deux qualités font à la fois sa force et sa faiblesse. Son honnêteté ne fait pas le poids face à la fourberie de Kakeru, et il le sait parfaitement. Tous les moyens sont bons pour briser le petit Tokyoïte qui lui a volé sa petite sœur.

Sans être un chef-d’œuvre, Enfer Bleu nous rappelle que sous l’étiquette shōjō se cache une multitude de thèmes, pas forcément aussi légers que Sawako ou Switch Girl. Avec son style très féminin et son traitement sans concession, Chika Shiina nous plonge dans l’horreur de son histoire en quelques pages, au fil d’une scène osée, mélange de bestialité et de détresse.

Enfer Bleu n’est donc pas à mettre entre toutes les mains, avec son petit logo « pour lecteurs avertis » siégeant très discrètement près du code-barres, au dos de chacun des trois tomes qui composent la série. Si Mana et Akihiro forment un couple de personnages pour le moins énervant, l’une avec sa volonté décadente et l’autre avec sa naïveté à toute épreuve, on se prend au jeu d’espérer voir leur situation évoluer pour le mieux, en se disant à chaque fois « ce coup-ci, c’est la bonne ! » avant de voir nos espoirs piétinés.
Mais, la prochaine fois, qui sait, peut-être que ce sera la bonne ?

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