Cinéma, politique, érotisme et censure(s)

Dans cette époque troublée où un état d’urgence permanent de plus en plus invasif et répressif décide arbitrairement de ce qui peut ou ne peut pas être dit ou fait, où des associations proches de l’extrême-droite mettent des films au piloris au motif qu’ils portent atteinte à une bienséance venue d’un autre temps et où la menace de « l’art comptant pour rien » revient hanter le monde de l’art contemporain, la thématique « Censure(s) » choisie pour la 16e édition des Journées Cinématographiques Dionysiennes ne pouvait trouver meilleur écho.

Pendant une semaine au début du mois de février dernier, le cinéma L’Écran à St-Denis est devenu, à travers une rétrospective de 80 films censurés, autocensurés ou interdits et couvrant plus d’un siècle de cinéma et de mentalités, le théâtre de ces images qui effraient gouvernements et bonnes mœurs. De la censure soviétique aux pressions contemporaines des autorités chinoises en passant par le Code Hays aux États-Unis et les non-dits de l’époque coloniale et de la guerre d’Algérie pour notre douce France, nul n’est épargné par le doigt moqueur de la superbe programmation concoctée pour cette 16e édition.

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Pour ce qui est des productions venues du Pays du Soleil Levant, une soirée spéciale a été dédiée à deux cinéastes qui ont toujours su s’attirer les foudres de la bienséance par leur art révolutionnaire et outrageant, mêlant habilement contestation politique et libération des mœurs : Shūji TERAYAMA et Kōji WAKAMATSU.

Présentée par Gilles BOULENGER, directeur général de Zootrope Films – distributeur français des films de WAKAMATSU – et Stéphane DU MESNILDOT, critique aux Cahiers Du Cinéma et à Vertigo, cette soirée s’est ouverte sur la projection exceptionnelle du film expérimental On Eye Rape, création du cinéaste d’avant-garde Takahiko ĪMURA et du plasticien Natsuyuki NAKANISHI. Initialement exposée au MOMA, cette pellicule d’un film d’éducation sexuelle américain a été récupérée par le cinéaste dans une poubelle à Tokyo. Les deux artistes ont alors mutilé la pellicule en y faisant de grosses perforations. Si le résultat est chaotique et l’expérience cinématographique limitée, le film dénonce de manière très symbolique la censure japonaise qui s’exerce sur toutes les images explicites. Ici, la sexualité n’est pas floutée ou recouverte de carrés noirs comme à l’époque, mais c’est l’ensemble de la pellicule qui est dénaturé, dénonçant habilement l’absurdité aveugle des censeurs.

L’Empereur Tomato Ketchup

7d64e8a123Poète, dramaturge, photographe et réalisateur, Shūji TERAYAMA est indubitablement un des artistes les plus influents et les plus prolifiques de la scène underground japonaise de l’après-guerre. Menant une vie de bohème dans le Tokyo des années 60, Shūji TERAYAMA est une figure importante du microcosme culturel de la capitale nippone. Multipliant les projets sur différents fronts, TERAYAMA passe de la poésie au théâtre, du théâtre à la radio, et ainsi de suite. C’est d’ailleurs la pièce radiophonique La Chasse Aux Adultes qui mènera à la genèse de L’Empereur Tomato Ketchup. Point d’orgue de l’œuvre de TERAYAMA, L’Empereur Tomato Ketchup documente la révolution d’enfants et d’adolescents contre les adultes, qui brident leur liberté d’expression et leur sexualité. Les enfants instaurent un régime de terreur menant à la création d’un nouvel ordre social violent et profondément hédoniste. Les enfants s’adonnent à une sexualité débridée, les instituteurs sont condamnés à la peine capitale, un jeune garçon se faisant appeler empereur règne sans partage et les chats sont déifiés. Cette pseudo-utopie où les adultes sont traqués justifie la violence, le viol et le meurtre pour asseoir son autorité et trouve étrangement un écho significatif dans la réalité de l’époque.

drapeauÀ travers cette fresque fantastique à la limite de l’absurde, TERAYAMA signe une œuvre éminemment politique qui se place comme un véritable cri pour la liberté face à l’oppression, qu’elle soit sociale, extérieure ou intérieure.

Victime de la censure, L’Empereur Tomato Ketchup fut complètement défiguré à sa sortie, passant ainsi d’une version director’s cut de 75 minutes à une copie d’à peine 27 minutes.

Cependant, il est intéressant de noter que ce ne sont pas tant les scènes érotiques qui ont choqué les censeurs, celles-ci étant plutôt convenues, au-delà du fait qu’il s’agisse d’enfants ayant des relations sexuelles avec des adultes ou entre eux. Ce sont essentiellement les scènes de violences et de révoltes qui ont subi le coup de ciseau de la censure, en ce que les tortures perpétrées par les enfants faisaient directement écho à des scènes réelles venues des quatre coins du monde.

Shūji TERAYAMA ne verra jamais sa version longue projetée en ce que la première sortie de la version originale du film ne se fera qu’en 1996, soit treize ans après la mort du cinéaste. Cependant, aujourd’hui encore, le nom de Shūji TERAYAMA est un incontournable pour les cinéphiles du monde entier et L’Empereur Tomato Ketchup une œuvre de référence couplée à un fort message d’opposition à la censure.

ShowPic

 

Quand L’Embryon Part Braconner

S’il n’est peut-être pas le premier réalisateur pink de l’histoire du cinéma, Kōji WAKAMATSU est indéniablement le premier à s’être fait un nom dans le genre. Le terme de cinéma pink désigne les productions érotiques propres au cinéma japonais depuis les années 60. Le cinéma japonais étant à l’époque dans une phase difficile liée à la démocratisation des téléviseurs, les studios réagissent avec la production de films plus racoleurs, misant sur le sexe et la violence pour faire remonter les audiences. Pendant japonais du cinéma d’exploitation américain qui voit le jour à la même période, le pink a développé ses propres codes et perdure depuis entre les mains de plusieurs générations de réalisateurs.

Loin des films érotiques gratuits et putassiers, Kōji WAKAMATSU est un des premiers réalisateurs de pink à réaliser des films se proposant d’aller plus loin qu’un enchaînement de scènes érotiques sans substance. Se voyant accorder sur ses films une liberté totale à condition que le film présente des scènes de sexe, WAKAMATSU profite de cette opportunité pour proposer un cinéma viscéral, violent et surtout très ancré politiquement.

Après une poignée de films mineurs, WAKAMATSU réalise Les Secrets Derrière Le Mur, qui trace déjà bien la ligne qui sera suivie par le réalisateur tout au long de sa carrière. Sous ses aspects de simple film érotique, Les Secrets Derrière Le Mur est un film éminemment politique et n’hésitant pas à attaquer de front le gouvernement japonais. Le film est sélectionné au Festival de Berlin et provoque l’indignation des autorités japonaises, outrées que le pays ne soit représenté que par un film érotique dans un festival de cinéma international. Cet incident ira même jusqu’à créer des tensions diplomatiques entre l’Allemagne et le Japon.

Échaudé par l’accueil berlinois et l’indignation suscitée par Les Secrets Derrière Le Mur, WAKAMATSU s’affranchit de tout studio pour tourner son nouveau brûlot : Quand L’Embryon Part Braconner. Sous ce titre à la fois martial et poétique se cache un film extrême, aussi provoquant qu’agressif. Tourné en à peine cinq jours dans l’appartement même de WAKAMATSU, Quand L’Embryon Part Braconner est un huis-clos délirant aussi révoltant que fascinant.

quand_l_embryon_part_braconner_poster_02Après un flirt poussé, une jeune femme accepte de monter dans l’appartement d’un homme qui se trouve être son patron. Ce dernier drogue alors la jeune femme à son insu, l’attache, la frappe, l’insulte et lui fait subir les pires humiliations.

Extrêmement provoquant dans son propos et particulièrement novateur dans sa forme, il convient de noter que le film est sorti en 1966 et qu’il constitue dès lors un des premiers films sadomasochiste de l’Histoire du cinéma.

Bien évidemment, la réaction ne se fait pas attendre et si le film reçoit un accueil plutôt favorable auprès du public japonais, l’exploitation du film à l’international est pour le moins épineuse. Projeté en 1967 au Festival International du Cinéma Expérimental de Knokke-Le-Zoute, le public en rage hurle à la misogynie et demande l’arrêt immédiat de la projection.

Si le film est effectivement cruel et révoltant, il est tout à fait malvenu de limiter le propos de WAKAMATSU à du sadomasochisme décérébré et misogyne.

Le détestable bourreau faisant subir les pires outrages à la jeune femme est à la fois fasciné et dégoûté par le beau sexe, à l’instar de WAKAMATSU qui – s’il semble constamment violenter les femmes dans ses films – n’a pas d’égal quand il s’agit de filmer des femmes libres et indépendantes. Car chez WAKAMATSU, la femme victime de l’homme n’est pas une fin en soit. Dans Quand L’Embryon Part Braconner, il est absolument faux de croire que l’homme domine. Si le bourreau – qui répond au nom de Sadao MARUKIDO, hommage régulier du scénariste Masao ADACHI au Marquis De Sade – a l’avantage physique sur la jeune femme, c’est définitivement cette dernière qui domine tant elle a un avantage psychologique et émotionnel fort. Et comme dans ses films à venir, la femme battue, violée et laissée pour morte par les hommes aura le dernier mot face à eux.

quan d_l_embryon_part_braconner_03Quand L’Embryon Part Braconner parle de révolte et d’émancipation, et au-delà du combat féministe apparent, c’est surtout le contre-pouvoir politique qui intéresse WAKAMATSU. C’est en effet une représentation très théâtrale de la lutte des classes qui prend vie dans ce huis-clos, notamment de part la symbolique du chef et de l’employée.

Évidemment, le caractère sulfureux du film compliqua sa distribution ; celui-ci ne trouvant pas d’exploitant, il resta dans un tiroir pendant plusieurs années avant de finalement trouver un distributeur. En France, le film est distribué depuis 2007 par Zootrope Films, dans des conditions d’abord tumultueuses. Le film reçoit un visa d’exploitation entaché d’une interdiction aux moins de 18 ans au motif que la commission de classification a estimé que « le film présente une image des relations entre les êtres fondée sur l’enfermement, l’humiliation et la domination de la femme ». Outre l’absurdité d’interdire un tel film aux moins de 18 ans compte tenu de sa qualité artistique et de sa sobriété graphique, le fondement de cette décision montre bien la méconnaissance profonde du cadre social et culturel de l’époque et du Japon de la part de la commission française ainsi qu’une évidente incompréhension intrinsèque du film, Quand L’Embryon Part Braconner étant sous son évidente brutalité un film profondément féministe. Le 06 octobre 2008, après plusieurs démêlés administratifs, le Conseil d’État confirme l’interdiction du film aux moins de 18 ans, l’interdiction étant prononcée par Christine ALBANEL en personne, alors Ministre chargée du cinéma.

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Si ces deux films ne constituent qu’un échantillon des nombreux films qui se sont heurtés à la censure ou se sont confortés dans l’autocensure, il ne faut pas oublier que celle-ci sévit toujours et nous prive chaque jour d’œuvres qui – de par leur caractère subversif – gagnent à être connues.

Grâce à cette programmation éclectique, cette 16e édition des Journées Cinématographiques Dionysiennes nous rappelle que si l’image fera toujours peur aux bonnes mœurs et aux pouvoirs en place, les censeurs mènent un combat perdu d’avance, car si la censure prend des formes multiples, elles seront toujours moins nombreuses que les formes d’expression qu’elles tiennent à faire taire.

1 réponse

  1. 30 juillet 2016

    […] le sadomasochisme n’est plus un sujet aussi tabou qu’il a pu l’être, Tokyo Décadence n’a pas été épargné par diverses censures. Plusieurs versions du film […]

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