Tsukumogami : des objets bien agités

Nous possédons tous, chez-nous, de vieux objets, hérités de nos grands-parents, dénichés dans des brocantes ou dont on ne se rappelle même plus l’origine. Au Japon, ces antiquités pourraient bien être des tsukumogami, des objets devenus des yōkai. Que cela soit dans les estampes de l’époque Edo ou dans les cases des mangas, ces esprits du quotidien sont très présents dès qu’il s’agit d’évoquer le folklore japonais. Pourtant, peu de récits leur sont réellement consacrés. Penchons-nous un peu sur leur histoire.

Quand les objets prennent vie

Tsukumogami (付喪神) signifie approximativement le « vieil objet-esprit ». Une autre écriture du même mot, 九十九髪, se lit « cheveux de 99 ans », renvoyant à l’image de la chevelure blanche d’une personne âgée. Les deux termes recouvrent la même idée : celle de l’ancienneté. Les tsukumogami sont des objets, qui au bout de leur centième anniversaire, obtiennent une âme et prennent vie donc. Ce ne sont ni des artefacts magiques, ni des objets enchantés ou possédés par une autre entité, mais bien des esprits à part entière.
Les tsukumogami conservent généralement leur aspect d’origine et se dotent de bras, de jambes, d’yeux, d’une bouche. Parfois, c’est tout un corps humain qui apparaît, reléguant leur forme originelle à la tête. Tel est le cas pour le biwa-bokuboku, un esprit né à partir d’un luth.

Tsukumogami biwa et koto

Biwa-bokuboku et koto-furunushi, tsukumogami de deux instruments à cordes.
Sumiyoshi Hirotsura (1793-1868), Hyakki yagyō, 19e siècle, © Bibliothèque Nationale de France

Souvent, les tsukumogami naissent d’une rancœur accumulée suite à un mauvais entretien. Les objets abîmés, cassés ou délaissés par des propriétaires peu soigneux décident de faire entendre leurs griefs ou pire, de se venger… Ce désir de revanche peut aller loin : certains tsukumogami n’hésitent pas à incendier les maisons et tuer leurs maîtres pour les punir ! Le cas est toutefois assez rare. La plupart du temps, les tsukumogami sont présentés comme des êtres malicieux et farceurs, qui aiment jouer des tours aux humains. Quitter le domicile en emmenant tous les ustensiles avec soi, mener une sarabande en pleine nuit pour vous empêcher de dormir… Ces facéties visent plus à gêner et à faire peur qu’à blesser qui que ce soit.

Un peu d’histoire

Il faut remonter à la fin de l’époque de Muromachi (1333-1573) pour trouver les premières traces des tsukumogami dans l’art japonais. Ils apparaissent alors dans des emaki, des rouleaux combinant calligraphies et illustrations pour raconter une histoire. Abordant des récits historiques, romanesques ou mythologiques, ces emaki accordent une place grandissante aux démons des Enfers bouddhiques et aux yōkai. Les premiers rouleaux intégralement consacrés aux esprits apparaissent au 16e siècle.

Hyakki yagyô emaki Shinjuan

Anonyme, Hyakki yagyō emaki du temple Shinjuan, 16e siècle

Le plus ancien d’entre eux est le Hyakki yagyō emaki conservé au temple Shinjuan de Kyôto. D’auteur anonyme, ce rouleau représente la légende du Hyakki yagyō, la Parade nocturne des cent démons. Les peurs engendrées par l’obscurité, les crimes, les cataclysmes et les phénomènes inexplicables à l’époque, ont favorisé l’émergence de cette croyance, selon laquelle un cortège d’esprits malfaisants hantent les rues pendant la nuit, tuant tous les malheureux croisant leur chemin. Le sujet a particulièrement inspiré les artistes japonais : on connaît une soixantaine d’emaki l’illustrant. Le rouleau du Shinjuan est le plus réputé d’entre eux. Il met en scène toute une série de yōkai, avançant vers la gauche en file indienne. On peut distinguer un certain nombre de tsukumogami au sein de la procession.

Les esprits-objets deviennent rapidement des créatures emblématiques de la Parade nocturne des cent démons. Des œuvres leur sont même entièrement dédiées, les tsukumogami emaki, tels les deux rouleaux conservés au temple Sūfuku-ji, dans la préfecture de Gifu. Ces emaki racontent l’histoire d’objets abandonnés lors d’un susuharai, le grand nettoyage réalisé dans les maisons à l’approche du Nouvel An. Révoltés d’être ainsi rejetés par leurs propriétaires, les objets refusent d’écouter les propos apaisants de l’un d’entre eux, un chapelet bouddhique prénommé Ichiren Nyūdō. Ils décident de se venger et se transforment en tsukumogami. Après avoir terrorisé la population pendant des jours, ils sont finalement mis en déroute par un prêtre envoyé par l’empereur. Les tsukumogami se repentent et retournent auprès d’Ichiren Nyūdō qui leur enseigne la voie de l’illumination.

Tsukumogami miroir Ungaikyô

Ungaikyō, le tsukumogami miroir
Toriyama Sekien, Gazu hyakki tsurezure bukuro, vers 1784

Les tsukumogami continuent d’inspirer les artistes japonais pendant toute l’époque Edo (1603-1868). On les retrouve sous les pinceaux de Toriyama Sekien (1712-1788), Itō Jakuchū (1716-1800) ou encore Sumiyoshi Hirotsura (1793-1868). L’époque Edo correspond à une période d’expansion de la classe des artisans et des marchands. Les premiers façonnent toutes sortes d’objets luxueux que les seconds commercialisent pour le plaisir des guerriers. Un véritable commerce national se met en place, chaque fief exportant vers les autres domaines les spécialités de ses terres et les produits d’artisanat local. Le développement des voyages favorise également la circulation des biens et des objets : tout voyageur est tenu d’acquérir un omiyage, petit souvenir de la région visitée qu’il ramène à ses proches. Il est facile d’imaginer que ce contexte d’explosion des objets artisanaux ait pu développer la croyance portée aux tsukumogami, surtout quand on connaît le terreau animiste de la culture japonaise.

Le respect des objets

Les légendes japonaises sont en grande partie imprégnées par le shintō, cet ensemble de croyances et de rites qui remonte aux temps anciens du Japon. L’un des fondements réside dans le culte des kami, des êtres surnaturels qui habitent la nature. Le moindre cours d’eau, le plus petit rocher peut abriter l’essence d’un kami, et toute personne se doit de les respecter et de les honorer.
Contrairement à la philosophie occidentale qui envisage souvent l’homme par opposition à la nature, la culture japonaise considère les deux comme un tout : l’homme fait partie de son environnement. Quand ce milieu dans lequel il s’insère a évolué d’un univers rural vers un cadre plus urbain, ses croyances se sont déplacées avec lui et se sont ainsi portées vers les biens composant son quotidien. Ainsi sont nés les tsukumogami, incarnation évidente de l’amour et du respect que les Japonais portent aux objets de tous les jours.

Festival hari kuyô

Le festival du hari kuyō au sanctuaire Awashima, à Wakayama
© 豊瀬源一

Cet attachement aux ustensiles se manifeste dans une célébration vieille de 400 ans et toujours en vigueur de nos jours : la cérémonie du kuyō. Une fois par an, tous les travailleurs utilisant des ustensiles bien précis ont l’occasion d’apporter leurs outils usagés dans un temple bouddhiste ou un sanctuaire shintō. Ils les remercient pour leurs bons et loyaux services, puis les brûlent afin que la fumée les porte vers les cieux. Cette célébration possède une variante : le hari kuyō dédié aux aiguilles et aux épingles qui ne peuvent pas brûler. A la place, ces outils sont plantés dans un bloc de tofu ou de konjac disposé sur un autel. Un beau témoignage de la sensibilité japonaise et de l’attention portée aux objets du quotidien.

La grande famille des tsukumogami

N’importe quel objet peut se transformer en tsukumogami. Il en existe donc une infinité de types différents. Certains sont plus célèbres que d’autres et ont été particulièrement utilisés dans l’art et les légendes japonaises.

Kasa-obake

Kasa obake
© Richard Svensson, 2011

Le kasa-obake est un esprit-parapluie. Il est représenté avec un œil unique, une jambe à la place du manche, une bouche, une langue très longue, et parfois des bras. C’est sans doute le plus connu des tsukumogami. On le voit dans presque toutes les œuvres mettant en scène des esprits-objets.

La bakezōri est le tsukumogami d’une sandale. C’est un être espiègle qui court dans les maisons la nuit en chantant pour déranger ses propriétaires.

La chōchin obake est l’esprit d’une lanterne. Elle s’amuse à effrayer les humains en apparaissant soudainement en pleine nuit.

Ittan-momen est une longue bande de tissu qui vole pendant la nuit. S’il peut avoir l’air moins effrayant que la plupart des tsukumogami, il est en réalité l’un des plus dangereux. Il s’attaque aux humains en s’enroulant autour de leur cou pour les étrangler !

Un hahakigami est un tsukumogami bien pratique : il s’agit de l’esprit d’un balai. Loin de commettre des farces, il se contente de balayer le sol tout seul. Qui ne rêverait pas d’en avoir un chez lui ? Cette image positive du hahakigami est à mettre en relation avec le rôle du balai dans les pratiques de purification. Le shintō accorde une grande importance aux rites de nettoyage, visant à ôter toute trace de souillure. Balayer le sol des maisons permet d’en chasser les énergies négatives. A l’époque Edo, on croyait également que disposer un balai à l’envers à l’entrée d’une maison faisait fuir les visiteurs indésirables.

Les tsukumogami de nos jours

Les tsukumogami sont toujours très présents dans l’imaginaire contemporain, à travers les mangas, les animés et les jeux vidéo. On pourra en apercevoir dans la Parade des cent démons orchestrée par des tanuki dans le film d’animation Pompoko, réalisé par Isao TAKAHATA et produit par le studio Ghibli. Vous en trouverez également dans le manga de Hiroshi SHIIBASHI, Nura, le seigneur des yôkai, publié chez Kana, racontant les aventures du jeune héritier d’un clan de yōkai qui a bien du mal à accepter son ascendance surnaturelle. Shigeru MIZUKI, grand spécialiste du folklore japonais, en met en scène dans son œuvre, Kitaro le Repoussant, paru aux éditions Cornélius et adapté plusieurs fois en animé.

Tsukumogami Gegege no Kitaro

Shigeru MIZUKI, Gegege no Kitaro, 2018
© Cruchyroll / Toei Animation

Du côté des jeux vidéo, les tsukumogami s’invitent au sein de Yo-kai Watch, série de jeux basée sur les esprits du folklore japonais, développée par Level-R et sortie sur Nintendo. Ils hantent également les chemins de Nioh 2, un jeu développé par la Team Ninja et jouable sur Playstation, dans lequel le joueur explore le Japon féodal en affrontant des yōkai. Les tsukumogami pointent aussi leur nez parmi les Pokémons. La célèbre franchise de Nintendo s’inspire beaucoup des yōkai pour créer ses créatures et les tsukumogami sont ainsi à l’origine d’Ama Ama, le pokémon muraille, de Trousselin, le pokémon porte-clef, et de Branette, poupée abandonnée qui s’est transformée en pokémon pour se venger de ses anciens propriétaires, une histoire qui transpose tel quel le concept des tsukumogami dans l’univers de Pikachu.

Tsukumogami kashimasu

Tsukumogami kashimasu, 2018
©Crunchyroll/Telecom Animation Film

Toutefois, si les tsukumogami sont fréquemment mentionnés dans les œuvres abordant les légendes japonaises, ils sont rarement mis au premier plan. Seule exception à la règle : Tsukumogami kashimasu ou Tsukumogami à louer pour son titre français, un animé adapté d’un light novel et produit par le studio Telecom Animation Film. Dans cette histoire se déroulant pendant l’époque Edo, on suit le parcours d’un frère et d’une sœur tenant une boutique d’accessoires à louer. Des tsukumogami se cachent au sein des objets de leur petit commerce et leur permettront de réaliser diverses enquêtes en lien avec leur magasin.

Héritiers d’anciennes croyances, drôles ou inquiétants, les tsukumogami ne sont peut-être pas aussi connus et marquants que les kitsune ou les tanuki, mais ils sont tout aussi présents. Peut-être même plus, puisqu’ils vous entourent de toute part. Tout objet peut se transformer en tsukumogami. Alors n’oubliez pas de prendre bien soin de vos affaires du quotidien, si vous ne voulez pas qu’ils viennent vous reprocher votre manque de considération !

 

Sources :

Shigeru MIZUKI, Le dictionnaire des yōkai, Pika Editions, 2015
Brigitte KOYAMA-RICHARD, Yōkai : fantastique art japonais, Editions Scala, 2017
Elizabeth LILLEHOJ, « Transfiguration : man-made objects as demons in Japanese scrolls » in Asian folklore studies n°54, 1995
https://www.yokai.com

1 réponse

  1. Sophie Thomas dit :

    Merci pour cet article très intéressant ! J’avais pu voir une partie du Hyakki Yagyō Emaki lors d’une exposition nocturne à Kyôto organisée sur le thème des démons et des enfers. J’avais adoré.
    En 2018 ma professeur de Koto à Kyôto m’a offert un vieux Koto que j’ai ramené en France. Je ne sais pas du tout quel age il a, mais si un jour j’entends des bruits bizarres venant de la pièce où je le stocke, je saurais qu’il a fêté ses 100 ans et est devenu un koto-furunushi !

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