Tetsuo, le classique du cyberpunk qui relie les extrêmes

« Je voudrais que les spectateurs se projettent dans mes films et sentent qu’ils sont entre la vie et la mort » disait le réalisateur japonais Shin’ya TSUKAMOTO. Tetsuo, son premier long métrage sorti en 1989, est un cauchemar monochrome de chair et de métal : une référence de l’horreur à la japonaise ! Financé de sa poche et tourné pendant 18 mois épuisants, ce film dépravé a fait connaître son auteur underground au niveau international. Avec l’immortel anime Akira (1988), il a inauguré l’ère du cinéma cyberpunk au Japon, et a depuis acquis un statut de film culte. On vous explique pourquoi…

 

Un film qui a failli ne jamais voir le jour

Shinya Tsukamoto

Shinya Tsukamoto lors du 66ème Festival du Cinéma de Venise (Mostra) – Photo de Nicolas Genin (Wikimedia Commons)

Au début des années 80, Tsukamoto commence à travailler dans l’univers de la publicité, qu’il quitte relativement vite pour fonder sa propre troupe de théâtre : la Kaiju Theatre Company. Il réalise deux court-métrages avec ses camarades comédiens : The Phantom of Regular Size (1986) et The Adventure of Denchu Kozo (1987). Il passe ensuite au long-métrage avec Tetsuo, en 1989. C’est le premier film du réalisateur tourné en 16mm, et le travail de caméra a été partagé avec Kei FUJIWARA. Tous les deux jouent également dans le film. Tetsuo est principalement tourné dans l’appartement de Fujiwara, dans des conditions extrêmes. En témoignent les propos de l’un des acteurs, Tomorowo TAGUCHI. En effet, alors même qu’il était l’un des seuls à ne pas vivre sur le plateau, celui qui jouait « l’Homme » expliquait qu’il voyait des membres de l’équipe abandonner le projet quasiment chaque jour : « Un jour, je suis arrivé à la maison et l’équipe d’éclairage était partie, j’ai donc dû faire l’éclairage des scènes de Tsukamoto moi-même. Vers la fin, seuls les acteurs étaient encore là. Presque toute l’équipe avait abandonné et était partie à ce moment-là ». Tsukamoto a admis plus tard qu’il avait envisagé de brûler les négatifs du film car toute la production avait été une expérience terrible !

© Arrow Video

Inspiré par l’horreur corporelle technophobe des films de David CRONENBERG et les films à caractère surréaliste de David LYNCH, Tetsuo se distingue par son aspect sinistre et punk, un cyberpunk surréaliste à forte teneur métallique avec des nuances sadomasochistes. Le film prend place dans un monde en plein changement, où les êtres humains sont transformés en monstres biomécaniques. Il débute par une séquence dans laquelle un homme (joué par Tsukamoto) insère dans sa jambe de longues tiges de fer de forte circonférence. Lorsque des asticots se rassemblent autour de ses blessures, il devient fou et s’enfuit en courant de sa sinistre masure industrielle le long d’une route déserte, où il est écrasé par un salaryman (Tomorowo Taguchi) qui conduisait avec sa petite amie (Kei Fujiwara). Le couple cache le cadavre du fétichiste du métal, nommé Yatsu. Le lendemain, le conducteur constate qu’un morceau de métal sort de sa joue. Il voit son corps se transformer progressivement en machine et libérer, contre sa volonté, des pulsions enfouies au plus profond de lui. Son comportement devient de plus en plus incontrôlable, au fur et à mesure que le métal le possède et que sa mutation soit complète.

Le scénario, bien que secondaire, permet au réalisateur de mêler le fond et la forme dans une œuvre malsaine, qualifiée de « fantaisie sexuelle pop industrielle de science-fiction trippante » (Le Cinéma Japonais, Taschen, 2009). Il est vrai que Tsukamoto peint plutôt une toile qu’un récit, une toile qui résonne comme un avertissement de la masse critique urbaine post-apocalyptique. Il pense que le monde dans lequel nous vivons est un monde aliéné, et que c’est uniquement par la douleur que l’on retrouve les sensations du corps, et donc que l’on peut revivre à nouveau. Dans Tetsuo, les extrêmes se rejoignent : on ne peut apprécier la vie que par rapport à la mort, et le plaisir que par rapport à la douleur.

 

Tokyo, la jungle urbaine

Le titre du film, le prénom Tetsuo, renvoie au fameux personnage du film Akira de Katsuhiro OTOMO (qui a également pour titre un prénom) et rappelle la thématique qu’il partage avec ce classique de l’animation japonaise, dans lequel l’environnement urbain post-apocalyptique va jusqu’à impacter la biologie des individus.

Ainsi, à travers des images et des sons hyper-viscéraux, le film présente les nouvelles technologies qui s’imposent avec force à la vie humaine. Pourtant, Shin’ya Tsukamoto ne cherche pas à présenter cette imposition sous une lumière négative omniprésente. Le cinéaste, qui a grandi à Tokyo, a naturellement utilisé sa ville natale comme cadre pour ses films. Il a vu la capitale se transformer et la perçoit comme une imposante masse compacte d’acier et de béton. Selon lui, ce n’est pas tout à fait une mauvaise chose, mais les habitants du nouveau Tokyo doivent s’adapter pour survivre. Ils doivent devenir eux-mêmes acier et béton, et c’est exactement ce que subit le personnage principal du film. Ici, Tokyo devient une métropole dans laquelle la chair et l’acier se combinent, et les changements imposés au héros ordinaire sont les mêmes que les conditions dans lesquelles évoluent son environnement.

© Studio Canal

Le réalisateur utilise également la ville comme élément métaphorique de nos sociétés actuelle et future. Le propos est d’autant plus contemporain dans une ère où la technologie omniprésente est presque indispensable pour vivre normalement et en corrélation avec notre société, au point même où une dépendance se crée. Mais si Tetsuo traite dans les règles de l’art l’influence de la technologie au niveau de l’individu, il va encore plus loin en traitant cette influence au niveau de la civilisation et des rapports étroits entre les individus. La capitale japonaise semble effectivement sauvage dans le film, avec ses ruelles sales, ses ateliers industriels macabres et  ses endroits où sont enterrés des corps. Le cinéaste décrit un enfer urbain où la technique affecte les humains, impactant directement leur chair. Il n’y a pas de représentation réelle du Tokyo rutilant de l’imagination populaire, et c’est un choix de Tsukamoto qui a confié vouloir montrer dans son film la ville comme une jungle urbaine.

L’environnement industriel, gangrené par le métal, le cuivre et autres matériaux, est rendu volontairement laid et austère en plus d’être étouffant. Cela permet d’aboutir à une ambiance non seulement cauchemardesque mais aussi claustrophobe. Au fur et à mesure du film, on remarque une ville morte, comme vidée de ses habitants. De manière paradoxale, l’individu ultra-connecté est isolé contre son gré et n’existe que de manière connectée. Sorti en 1989, le propos du film paraît pourtant plus actuel que jamais…

 

Le corps et la machine ne font qu’un

Dans la ligné de classiques américains, comme Terminator (1984) ou Robocop (1987) par exemple, ou les premiers films de LYNCH et CRONENBERG, Tetsuo est un véritable film d’horreur corporelle. Explorant l’hybridation morbide de la biologie et de la technologie, il crée un regard dystopique sur notre relation avec cette dernière et sur la façon dont elle se rapporte à nous.

De Cronenberg qu’il admire, Tsukamoto garde la froideur et l’absence de sensualité dans la sexualité. La chair n’est qu’une enveloppe faite pour souffrir et ici, la douleur est omniprésente, accentuée par des effets spéciaux d’un réalisme saisissant. Le lien entre sexualité et transformation fait partie intégrante du body horror. Et dans le cas de Tetsuo, la biologie est rejetée au profit de la technologie. L’idée du remplacement du corps humain par la technologie est mise en avant lorsque les blessures de l’homme sont guéries. Elles sont recouvertes de métal, comme si cette nouvelle couche de son corps était la prochaine étape de son évolution. Plus que d’énoncer certaines des façons dont la technologie peut être considérée comme un danger pour l’humanité, Tetsuo présente la perte de la biologie et de l’humanité au profit de la technologie et des machines comme étant inévitable, la prochaine étape dans l’avancement de notre espèce. C’est le fait que cette évolution soit si sombre et monstrueuse qui rend le film si fascinant.

© Studio Canal

Les protagonistes ne sont jamais nommés dans le film et sont seulement crédités au générique de fin comme l’homme (un salaryman du nom de Tetsuo donc), la femme, et le fétichiste de métal (nommé Yatsu). Ce dernier est le principal antagoniste du film. Il est écrasé par le couple qui roulait en voiture, et se venge de Tetsuo après sa mort. Il semble transmettre son corps mécanique comme s’il s’agissait d’une sorte de virus, qui infecte Tetsuo. Le virus existe au-delà de sa seule perspective, et est personnifié par Yatsu à travers lequel nous voyons différents événements du récit, sujet sur lequel nous reviendrons. A la suite de son infection métallique, Tetsuo s’immerge profondément dans la technologie comme moyen de voir le monde, mais semble ne plus se contrôler. La technologie, personnifiée par Yatsu, voit l’humain comme un hôte, un moyen de prendre vie et de prendre le contrôle. Le but ultime de Yatsu est de fusionner avec son ennemi pour en faire une machine, un homme d’acier, le « Iron Man » du titre anglais. L’humanité et la biologie sont mises de côté pour un avenir de machines et de mutations métalliques, qui est le « New World » du film.

 

Une œuvre de cinéma composite

Avec ce film, Shin’ya Tsukamoto fait preuve de sa qualité d’auteur et d’artiste total. Il s’occupe de la réalisation, du scénario, des décors, des effets spéciaux, du montage, et même du jeu d’acteur car il joue l’un des rôles principaux ! Sorte de CHAPLIN moderne (et dérangé), sa conception artisanale du cinéma se retrouve notamment dans la manière de réaliser son film, où il fusionne différentes influences cinématographiques pour qu’il en résulte une œuvre absolument déroutante et expérimentale.

D’un point de vue formel, le réalisateur japonais accouche d’une œuvre qui fusionne les genres et puise tout autant dans l’expressionnisme allemand que dans le manga, en passant par le punk et le cinéma expérimental. Le montage est proprement hallucinant, presque psychédélique, voire carrément stroboscopique. Cette rapidité exagérée de la mise en scène illustre la manière dont la technologie nous affecte plutôt qu’elle nous apaise, et ce que l’on voit à l’écran frise l’extrême. Cela est accentué par une bande sonore délirante et effrayante signée Chu ISHIKAWA, qui rappelle certains sons de groupes de musique industrielle ou new wave dans certains de ses rythmes, et s’envole parfois dans des percussions métalliques et des synthés à la limite du supportable. C’est la première collaboration entre les deux hommes qui durera sur plusieurs films, tant Tsukamoto est fier d’avoir trouvé un compositeur capable d’accentuer l’ambiance industrielle du film. Avec ses synthétiseurs, Chu Ishikawa crée une ambiance dure avec des sons métalliques, des bruits de machines d’usine et de souffle pneumatique. La bande son rythme le film de façon lourde, bruyante et oppressante. Toutefois, certains passages viennent calmer la composition chaotique avec des chœurs plus humains, qui contrastent l’ensemble et le rendent d’autant plus jouissif.

Le film est par ailleurs un représentant du genre cyberpunk. L’un des moments révélateurs de cette appartenance au cyberpunk se produit dans la séquence d’ouverture du film, dans laquelle on passe rapidement des machines d’une aciérie à des plans d’un salarié qui danse de manière frénétique et spasmodique sur les sons rythmés de l’usine. Le montage rapide permet de créer des parallèles visuels entre le mouvement humain et les mouvements mécaniques de l’usine environnante. Le réalisateur accentue encore ces similitudes grâce à d’autres techniques cinématographiques, comme les jump cuts (sautes d’images), ainsi que la variation dans la vitesse des plans, qui donnent aux mouvements une qualité hyperkinétique. Toutefois, même si Tetsuo peut s’apparenter au genre cyberpunk dans son objectif de fusionner l’homme et la machine, il fait également écho aux films punk japonais underground du début des années 80. Plus précisément, il est le descendant direct des premiers films de Sogo ISHII comme Burst City et Crazy Thunder Road, qui emploient un style de montage rapide, avec beaucoup de coupes et des cadrages variés et atypiques. Ces films emblématiques du style hyperkinétique inspirent grandement le travail de Tsukamoto, qui considère Ishii comme son grand frère cinématographique. Le terme cyberpunk y trouve donc tout son sens, car Tetsuo est réellement un mélange de cyber et de punk.

On remarque également dans le film plusieurs séquences vidéo projetées à la télévision, ou ayant une esthétique télévisuelle. Ce procédé affirme l’intérêt cybernétique du film, qui consiste à unifier diverses formes de médias visuels. Cela est mis en évidence lors de la séquence d’introduction dans laquelle le titre du film « TETSUO » apparaît avec des lignes de balayage crépitantes associées à la télévision, et superposé à des images filmiques. Cette juxtaposition du film et de la vidéo est représentative des préoccupations et des travaux accomplis par de nombreux cinéastes expérimentaux, non seulement japonais mais aussi internationaux, au cours des années précédentes.

© Studio Canal

Aussi, l’un des aspects les plus marquants lors du visionnage de Tetsuo est l’emploi de techniques associées au cinéma d’animation. Certaines séquences sont souvent présentées par une combinaison de films et d’animations en stop-motion. Le film a effectivement été tourné image par image dans certaines séquences, comme un dessin animé, car le réalisateur considère que rien n’est impossible lorsqu’on emploie cette technique utilisée depuis les débuts du cinéma. De même, il utilise la pixilation qui est une technique d’animation où des acteurs réels figent leurs gestes à chaque mouvement et sont filmés image par image. Cet intérêt marqué pour le mélange des médias fait de Tetsuo un film qui relève définitivement des traditions du cinéma expérimental japonais.

Par conséquent, Tetsuo peut difficilement s’inscrire dans une seule catégorie de film, et peut être considéré comme appartenant à une variété de styles cinématographiques. En plus de ses liens avec le body horror, le punk et le cinéma expérimental japonais, il évoque également d’autres traditions dont l’une des plus importantes est celle du cinéma muet. Le film comporte un minimum de dialogues et est tourné en noir et blanc ; le jeu d’acteur est exagéré ; les décors, le maquillage et l’éclairage donnent au film une forte ressemblance esthétique avec les films muets expressionnistes. Si l’on fait abstraction de la bande-son du film, les images invitent à la comparaison avec les premiers films expérimentaux muets, et Tsukamoto ne cache pas son influence par Metropolis notamment, le film expressionniste de Fritz LANG sorti en 1927, pour son style imposant et le jeu outré des acteurs. Ainsi, on peut penser que le film suit le parcours de son protagoniste : de la même manière que le salarié devient une combinaison irrégulière d’homme et de métal, la forme du film devient elle-même une synthèse irrégulière et viscérale de styles et de techniques disparates.

 

Une révolution artistique

Tetsuo est un film d’horreur cyberpunk féroce. Toutes les scènes des 67 minutes de folie que nous donne à voir Shin’ya Tsukamoto impliquent une déliquescence graphique, une ambition formelle délirante. Le cinéaste cherche à concrétiser l’idée d’un humain terrifiant transformé en machine et en arme, et il crée des visions cauchemardesques à partir de cette idée en ne prêtant que très peu d’attention à l’intrigue. L’obsession du film à unir des sentiments extrêmes et contradictoires en fait sa caractéristique principale. La douleur et le plaisir, l’homme et la machine, l’ancien et le nouveau sont tous fusionnés dans un film qui est inévitablement beau et révoltant, à travers des images macabres et fascinantes. Cette idée de fond déborde jusqu’à la forme du film, qui à travers son style tente d’unir les nouveaux médias aux anciens, de mélanger les tendances artistiques avant-gardistes aux films américains avec des structures plus conventionnelles comme Blade Runner ou Vidéodrome.

Malgré le fait que le film paraisse inaccessible et déroutant, il est relativement peu complexe sur le plan de l’intrigue et pauvre en dialogues, et surtout incroyablement original. L’anticipation des thématiques abordées dans le film le rend encore plus troublant à revoir aujourd’hui, ce qui en fait une raison de plus pour égayer votre curiosité et le découvrir, ou sinon le revoir pour vous éprendre de sentiments nouveaux à l’égard du film.

Enfin, un dernier conseil prodigué par Shin’ya Tsukamoto en personne : « Pour regarder Tetsuo, éteignez la lumière, approchez-vous de l’écran, et montez le volume sonore au maximum. Le début sera peut-être difficile mais continuez. Après avoir eu peur, vous vous sentirez mieux, et vous atteindrez le mystérieux domaine du plaisir ».

© Studio Canal

Sébastien Raineri

Onigiri Sensei

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