Entretien autour d’un orfèvre de l’animation japonaise : Makoto SHINKAI

Il y a une décennie, quand il s’agissait d’animation japonaise et de cinéma, la presse généraliste n’avait que les Studios Ghibli et Hayao MIYAZAKI à la bouche, et elle a décliné à l’aune de ces deux noms, jusqu’au ridicule parfois, des étiquettes pour tous les « autres films » et « autres réalisateurs » d’animation japonaise. Jusqu’à ce qu’une nouvelle vague réussisse à s’imposer, en tête de laquelle un homme discret mais ô combien talentueux : Makoto SHINKAI.

A l’occasion de la sortie du livre, L’oeuvre de Makoto Shinkai, l’orfèvre de l’animation japonaise, chez Third Éditions, nous sommes parti à la rencontre de son jeune auteur Alexis Molina, qui n’est autre que notre responsable cinéma (on est fier comme tout, vous vous doutez bien !).

Pourquoi écrire sur Makoto SHINKAI ? Qu’est-ce qu’il ont de si particulier, lui et ses films ? Qu’est-ce qu’il y raconte au final ? Pourquoi et comment est arrivé le succès au Japon ou en France ? Comment écrire son premier livre sur un sujet qui nous passionne ? Plein de questions difficiles mais des plus intéressantes… donc passons sans plus attendre à notre interview !

De Alexis, l’auteur, à Makoto, l’orfèvre

Journal du Japon : Bonjour Alexis et merci pour ton temps ! Bon, nous, on se connaît… mais notre lectorat, moins. Donc commençons de façon classique : raconte-nous un peu ton parcours et tes études… Et comment le cinéma japonais est arrivé dans ta vie !

J’ai fait des études de lettres, que j’ai interrompues pour apprendre le japonais, avant de me rendre compte que j’étais vraiment trop mauvais, et que la littérature me manquait. Donc j’ai repris les lettres, et j’ai continué jusqu’à un master, en me spécialisant en littérature comparée, et en travaillant surtout sur Haruki MURAKAMI. Au final, c’est un parcours universitaire relativement classique… Maintenant, je travaille dans un cinéma, et comme pendant mes études en fait, je continue à écrire à côté dès que je peux, que ce soit des articles, des essais ou même de la fiction ! 

Pour ce qui est du cinéma japonais, c’est difficile à dire. Je crois me souvenir que le premier film que j’ai vu au cinéma c’était Le Voyage de Chihiro, et que quand j’étais petit, j’ai usé ma cassette du Château dans le ciel jusqu’à ce qu’elle ne marche plus, mais je sais pas si c’est là qu’il est arrivé dans ma vie… J’ai découvert le ciné grâce à un ami – Vincent, et je lui suis hyper reconnaissant de ça – qui m’a surtout fait découvrir le cinéma américain et qui m’a appris à aller en salle voir tout ce que je pouvais. J’y allais beaucoup avec ma mère en 2013, et c’était une super année pour le cinéma asiatique. Snowpiercer, A Touch of Sin, Real, Ilo Ilo que j’ai vu à Cannes avec ma classe, et surtout Tel Père Tel Fils, de KORE-EDA, qui a été une claque. Je crois que c’est de voir tous ces films hyper variés qui m’a donné envie de me plonger dans le cinéma asiatique et, par extension, dans le japonais. 

Quels sont, en dehors de Makoto SHINKAI, tes cinéastes de référence… et pourquoi ?

C’est une vaste question et c’est dur d’y répondre sans faire un roman mais, dans l’ensemble, j’aime les réalisateurs et les réalisatrices honnêtes, qui mettent de eux.elles dans ce qu’ils.elles font. Des gens comme Katsuya TOMITA et Hu Bo par exemple, même si c’est des exemples un peu extrêmes … Mais c’est souvent ça qui me touche, dans l’art, quand les gens n’ont pas peur de se mettre à nu et d’être vulnérables, quand on sent qu’il y a un truc qui les obsède et qu’en parler devient une affaire de vie ou de mort. Évidemment, il y a Hikorazu KORE-EDA que j’aime profondément et qui essaye de définir ce que c’est une famille depuis trente ans, mais j’aime aussi des gens comme Naomi KAWASE, Gus Van Sant, Richard Linklater, Kitano ou Jim Jarmusch… Les gens qui parlent de ceux qui ont du mal à trouver leur place, des jeunes qui hésitent, qui ont du mal à grandir. Ça me parle et ça me touche, même si j’aime aussi des réalisateurs et réalisatrices un peu plus formalistes, comme Terrence Malick, Bi Gan ou Jia Zhangke par exemple. Mais bon, si tu me reposes la question demain, je te répondrais certainement quelque chose d’autre ! Ah, et puis bien sûr il y a SHINKAI, que je mets un peu au carrefour des deux trucs qui me plaisent dans le cinéma.

Cela dit, te résumer ou du moins résumer tes intérêts au cinéma japonais serait réducteur… on pourrait parler aussi de lettres (tes études), de surfeurs japonais, de jeux vidéo, de manga : pourquoi cet intérêt culturel global, en fait, pour le Japon ?

J’en ai aucune idée… Je pense que cela c’est fait naturellement. C’est en partie une affaire de génération, parce que j’ai grandi avec Dragon Ball, Olive et Tom, Pokémon et tous les animés qui passaient en boucle quand j’étais petit et que ça m’a fait découvrir le pays et sa culture. Pour le reste … Je viens d’une région qui a un climat un peu similaire au Japon, et qui est aussi très liée à la mer et la côte. Il y a des images dans la littérature et la culture japonaise qui me parlent intimement, je pense au “disque éclatant du soleil” au-dessus de la mer chez MISHIMA par exemple. Cela a dû jouer aussi, parce que ça a fait de la culture japonaise une culture à la fois très différente, et donc hyper excitante à découvrir, et en même temps dans laquelle je me suis senti chez moi. Avec mes études et mon travail maintenant, j’ai plus intellectualisé mon rapport au pays. Il y a des choses qui m’intéressent dans son rapport à son Histoire, dans la place qu’y a l’expression de l’individualité, dans l’engagement de ses artistes … Mais j’aimais déjà le Japon avant de pouvoir mettre des mots sur tout cela … 

Makoto Shinkai, photo, interview, les enfants du temps
Makoto SHINKAI, devant l’affiche Les enfants du Temps ©Alexis Molina

L’œuvre de Makoto SHINKAI, l’orfèvre de l’animation japonaise… Joli titre tient, pourquoi orfèvre ?

Merci pour le compliment ! Parce que son cinéma m’a toujours fait l’effet d’un bijou. C’est très beau, très fin, un travail de précision, tout en nuances et reflets… Je le vois vraiment comme un joaillier et surtout un artisan. C’est un peu paradoxal parce qu’il utilise de la 3D et que justement il s’éloigne des méthodes artisanales de certains animateurs, mais en tout cas c’est l’effet que me font les films quand je les vois : des pièces qui ont été fabriquées avec beaucoup de minutie et d’attention.   

Mais surtout, pourquoi Makoto SHINKAI ? Je te sais assez fan de KORE-EDA, de MURAKAMI… Est-ce parce qu’il y a plus à dire ou que finalement pas tant que ça a déjà été dit sur SHINKAI ?

Il s’agit principalement de raisons éditoriales … Et de solidité mentale de mon éditeur, Mehdi, qui n’a pas craqué face à ma propagande pour MURAKAMI. Quand j’ai pris contact avec Third Éditions, j’avais un livre sur lui qui était déjà prêt et pour lequel je cherchais un éditeur, mais ça ne rentrait pas dans la ligne éditoriale de la maison d’édition, donc on a discuté, et nous nous sommes mis d’accord pour SHINKAI. J’aurais adoré écrire sur KORE-EDA aussi, mais, comme MURAKAMI, il s’agit d’artistes qui sont moins populaires, en tout cas auprès du public habituel de Third, et ça n’aurait pas eu de sens de publier des livres sur le sujet.

Pour la deuxième partie de ta question, je dirais ni l’un ni l’autre. Je ne sais pas s’il y a plus à dire sur SHINKAI que sur MURAKAMI ou KORE-EDA, mais je ne crois pas. Je crois que les trois sont intéressants, et que les trois méritent qu’on se penche en détails sur ce qu’ils font. Maintenant, c’est sûr que, en français du moins, moins de choses ont été écrites sur SHINKAI que sur les deux autres. Cela dit, il est assez bien commenté en anglais et certainement encore plus en japonais, même si je ne parle pas assez bien la langue pour confirmer moi-même. Dans tous les cas, des choses ont été dites sur son travail et je n’ai pas choisi le sujet parce que je voulais répondre à un “manque”. On s’est mis d’accord sur SHINKAI avec Mehdi (Mehdi El Kanafi, co-fondateur de Third éditions, NDLR) avant tout parce que c’était un réalisateur qui nous plaisait, et parce que moi j’avais envie d’écrire sur lui, et Mehdi envie de lire quelque chose à son sujet. 


À l’origine d’une œuvre, il y a toujours une rencontre… Toi et SHINKAI, une grève générale et un palace parisien. L’interview est dans nos colonnes et on conseille aux gens d’y jeter un œil mais en quoi, ou plutôt comment, ces quelques minutes vont accoucher d’un livre ?

Rétrospectivement, c’était une interview terriblement frustrante. SHINKAI était en pleine promo des Enfants du temps, et ce genre d’expérience est épuisante pour les réalisateurs et les réalisatrices. Ils.elles sont enfermé.e.s dans une chambre d’hôtel et enchainent les interviews… Ça ne laisse pas vraiment de place à la réflexion, et souvent les réponses sont un peu mécaniques lors de ce genre de journées. Côté presse, nous n’avons pas beaucoup de temps non plus, donc nous allons à l’essentiel quitte à sortir les gros sabots, et le tout donne des rencontres qui restent passionnantes mais qui ont un petit goût amer … On a pas vraiment le temps de rentrer dans le monde de la personne que l’on interviewe. J’imagine donc que quelque part, le livre est une réponse à ce manque. Mais SHINKAI n’a pas été inclus de près ou de loin dans sa conception… Disons que c’est une invitation pour un round deux et une nouvelle interview plus longue !

Autre rencontre, celle avec Third Edition : comment est née la collaboration, quel a été le chemin jusqu’à la sortie du livre chez cet éditeur ?

Je connaissais Third via le Journal du Japon, j’avais déjà écrit des critiques sur certains de leurs livres, et j’avais un article universitaire dont j’étais content et que je voulais transformer en essai, donc je leur ai écrit pour leur en parler. Ils ont refusé, mais Mehdi a aimé ma façon d’écrire et m’a proposé qu’on travaille sur autre chose. J’ai proposé ce que j’avais sur MURAKAMI et il a encore refusé. Ensuite on a discuté de sujets potentiels, et on s’est mis d’accord sur SHINKAI. Donc ça a été un processus assez simple au final, ça a juste demandé un peu de culot au début pour leur proposer quelque chose.

Comment s’est construit le plan du livre ?

Pour le coup, ça a été un vrai ping-pong entre Mehdi et moi. Le premier jet était un désastre, j’étais terrifié à l’idée qu’il le lise et annule tout ! C’est après cette première version abominable qu’on a décidé du plan qui est devenu le livre final, avec une première partie chronologique et une seconde thématique. On a beaucoup échangé par mail pour trouver une forme qui nous conviendrait, et, une fois que ça a été le cas, je me suis mis à écrire et à envoyer ce que je produisais à Mehdi qui me faisait des retours. Je corrigeais selon ses commentaires, je lui renvoyais le résultat, et on continuait à faire ça jusqu’à être convaincus tous les deux. 

Peux-tu nous parler aussi du travail de recherche qu’il a fallu effectuer pour réaliser ce livre, as-tu rencontré des difficultés ?

Comme je te disais, il y a peu de choses en français sur SHINKAI, et je ne parle pas assez le japonais pour lire directement des articles universitaires sur lui en japonais. Si je ne dis pas de bêtises, hormis quelques articles de presse, la seule ressource française que j’ai utilisée pour le livre, c’était l’exceptionnelle vidéo de Jehros sur SHINKAI.

Pour le reste j’ai dû faire avec des sources anglaises et j’ai beaucoup utilisé des articles universitaires. C’est une partie de l’écriture qui est passionnante, parce que t’apprends beaucoup de choses, mais qui peut aussi parfois être un peu décourageante, parce que tu passes des jours entiers la tête dans des PDF à surligner ce qui t’intéresse, et qu’à chaque fois que t’en finis un, il en cite deux en sources qui sont encore plus passionnants. Mais c’est aussi ce qui est intéressant dans la recherche, ça n’a pas de fin, il y a toujours quelque chose de neuf à apprendre. La difficulté donc, c’est de réussir à se dire “Bon ok, là j’ai assez de matière, je peux commencer à écrire”, et d’accepter que tu ne peux pas tout lire et tout savoir, et qu’il y aura forcément des angles morts dans ton travail, qui seront comblés plus tard par quelqu’un d’autre, qui sera dans la même position que toi, en train de s’arracher les cheveux sur une bibliographie sans fin. 

Cela dit, je sais pas si c’est une difficulté, ça fait parti du job, et ça fait aussi parti de son charme. Si je devais vraiment en garder une, ça serait de ne pas être capable d’accéder correctement aux ressources japonaises, sans aucun doute.

La couverture du livre est magnifique : à quoi correspond cette image et pourquoi celle-là ?

Elle est exceptionnelle ouais, mais je n’y suis pour rien. C’est Sylvain Sarrailh qui l’a dessinée. C’est un concept artiste hyper doué et basé à Toulouse où il a créé le studio Umeshu Lovers. C’est à lui qu’il faut poser la question. Moi je peux seulement dire que je trouve qu’il a réussi à capter quelque chose de l’ambiance des films des SHINKAI ! 

Makoto SHINKAI : identité et ingrédients

Après la création du livre, j’en reviens à SHINKAI lui-même. Je le comparais à KORE-EDA mais si je recentre un peu sur l’animation japonaise, qu’est-ce qu’il a d’unique par rapport à ses contemporains d’après-toi ?

C’est la question que je pose au début du livre, et je ne suis pas sur d’avoir une réponse même au bout de presque 300 pages, donc c’est difficile à dire en quelques mots. Ce que je peux dire, c’est que c’est un réalisateur indépendant. Contrairement à Mamoru HOSODA par exemple, qui a vraiment gravi les échelons de la Toei pour devenir le réalisateur qu’il est aujourd’hui, SHINKAI a commencé dans sa chambre et tout seul. C’est quelque chose d’assez singulier et ça se ressent dans les histoires qu’il raconte, en particulier dans ses premiers courts-métrages qui sont presque autobiographiques.

C’est aussi quelqu’un qui vient de la 3D et des cinématiques de jeux vidéo, donc il incarne une autre façon de faire de l’animation que ses contemporains, avec d’autres méthodes et en s’éloignant de la 2D habituelles. Au-delà de ça, je pense aussi qu’il ne raconte pas les mêmes histoires. Ses premiers films étaient très lents, très mélancoliques et contemplatifs. Cela a bien sûr changé depuis Your Name, mais ça reste constitutif de son style, même si je ne sais pas si ça explique ce qu’il a “d’unique” … Il n’a pas non plus le monopole de la mélancolie ou de la lenteur en animation. Ce qui est sûr, par contre, c’est que depuis Your Name, la principale différence entre lui et ses contemporains, c’est le succès. Il fait des chiffres sans commune mesure avec les autres films d’animation “d’auteur”. En comparaison par exemple, Suzume a engrangé 231 millions de plus que le dernier film Evangelion. Cela lui donne une place particulière parce qu’aujourd’hui, il a une voix que personne d’autre n’a dans son métier, et ça lui donne une responsabilité vis-à-vis de son public, dont il est, je crois, très conscient. 

Puisque l’on est dans l’identité, j’ai une double question : tout d’abord qui est Makoto SHINKAI, l’homme ?

C’est difficile à dire, parce qu’il est assez secret, et parce que Makoto SHINKAI est un nom d’artiste. Son vrai nom, c’est Makoto NIITSU, et là il y a des éléments biographiques simples : il vient de Nagano, il a grandi à la campagne, a fait ses études à Tokyo puis a travaillé dans le jeu vidéo … Mais ça ne répond pas à la question. Je pense que Makoto SHINKAI est la personne qui a réussi à transformer la vie de Makoto NIITSU en matière pour des histoires. Dans le livre, je parle de la signification de Shinkai en japonais. Je ne vais pas reproduire l’analyse, mais c’est un nom qui implique une certaine ouverture, par rapport à Niitsu, et je crois que c’est essentiel pour définir Makoto SHINKAI. C’est quelqu’un qui a su très bien s’entourer, c’est un artiste exceptionnel qui a un sens de l’image et de l’émotion extrêmement fort, mais c’est surtout quelqu’un qui a utilisé l’animation pour élargir son univers, et je crois que ça contribue beaucoup au charme de ses films.


Et qu’est-ce que c’est au final un film de Makoto SHINKAI ?

Je pense que c’est un film qui déborde d’une envie d’ailleurs et de découverte. Les personnages des films de SHINKAI ne sont jamais là où ils voudraient être. Ils rêvent d’une Tour trop loin, de Tokyo, des étoiles, d’un autre monde … Et c’est souvent de cette aspiration que parlent ses films. Il y a une grosse rupture dans sa filmographie, entre ses premiers longs métrages et Your Name et ceux qui suivent. Ce sont des films plus rythmés, plus pop, mais ils gardent cette sorte de désir extrêmement intense pour quelque chose qui est hors de portée. 

Quand même, il faut le dire, un film de SHINKAI c’est aussi un film qui est beau. Je crois qu’on peut tourner autour du pot autant qu’on veut, ce qui fait le lien entre tous ses films, c’est qu’ils sont tous extrêmement soignés d’un point de vue de mise en scène et d’animation. Il a un sens du cadre, des lumières et des couleurs bien à lui, et qui marche à la perfection, et je pense que c’est en grande partie ce qui définit un film de SHINKAI. En général une image suffit à savoir que c’est lui aux manettes.

La presse généraliste, en tout cas celle avec une expertise limitée nous dirons, a essayé de mettre pendant des années l’étiquette de successeur de MIYAZAKI à tous les réalisateurs d’animation japonaise, mais c’est visiblement sur SHINKAI que l’étiquette à visiblement pris… à tort ou à raison d’après toi ?

À tort et à raison je dirais. Quand la presse parle du nouveau MIYAZAKI pour chaque réalisateur ou chaque réalisatrice qui sort un film en France, ça ne veut rien dire, c’est juste du name dropping qui parle à tout le monde, même à ceux qui ne sont pas familiers de l’animation.

Maintenant, cela dit, il y a des choses chez SHINKAI qui sont héritées de MIYAZAKI, c’est certain. Je ne sais pas s’il est son successeur, et c’est quand même assez peu probable dans la mesure où ils ne travaillent pas avec les mêmes méthodes, mais il y a des images chez SHINKAI qui renvoient largement à MIYAZAKI. Par exemple, il y a une scène du Château dans le ciel qu’on retrouve presque à l’identique dans La Tour au-delà des nuages et dans Les Enfants du temps. Et, en même temps, SHINKAI lui même dit qu’ils ne font pas le même cinéma, et qu’il est moins … Autoritaire que MIYAZAKI. Il ne cherche pas à imposer un message à son public. Et d’ailleurs ils ne parlent pas des mêmes thèmes et ne le font pas non plus de la même façon.

Au final donc, la comparaison n’a pas de sens, dans la mesure où SHINKAI ne veut pas marcher dans les pas de MIYAZAKI. Mais lui a eu un tel impact sur sa génération qu’il y a forcément une influence qui fait que ce n’est pas entièrement absurde de comparer les deux. 

Pourquoi un tel succès depuis quelques années ?

D’abord, je pense que ça tient en grande partie à l’évolution de son cinéma, qui est devenu plus … Accessible à partir de Your Name. Il s’est mis à raconter des histoires plus riches, avec plus d’humour, plus d’action… Ça a joué. Ce sont des films beaucoup plus rythmés que ses précédents, on ne s’y ennuie jamais, et c’est quelque chose qu’il revendique : le fait de chercher à garder un public jeune captivé par ce qu’il montre. Les histoires d’amour sont aussi plus importantes à partir de Your Name. Où plutôt, elles sont abordées de manière plus directe et impliquent un engagement émotionnel plus fort de la part du spectateur. Maintenant … Je ne suis pas sûr que ce changement dans son cinéma suffise à expliquer pourquoi ses films marchent aussi bien… J’imagine qu’il y a quelque chose dans son cinéma qui touche les gens, mais quoi… Difficile à dire.

Au vu des succès de ces derniers opus, on pourrait se dire que SHINKAI est arrivé, au Japon, au summum de ce qu’il pouvait faire en termes de reconnaissance ou de succès commercial… Ton avis là-dessus ?

Je suis pas forcément au courant du fonctionnement du marché japonais, donc mon avis vaut ce qu’il vaut, mais l’animation marche bien au Japon en ce moment. Le film Demon Slayer a dépassé Chihiro, Slam Dunk se rapproche de Suzume, One Piece Red est juste derrière, Jujutsu Kaisen 0 dans les 10 films d’animation les plus vus… Avec cette tendance, on peut penser que le meilleur est à venir pour SHINKAI, et que ses prochains films seront encore des succès. Mais ce sont des prédictions au doigt mouillé, et il y a certainement des spécialistes de la distribution au Japon qui seraient plus à même de répondre que moi. 

Est-ce qu’en France, et plus largement en occident, il pourrait aller encore plus haut en termes de succès et / ou de reconnaissance ?

En France, j’espère ! Suzume a fait un peu plus de 500 000 entrées, soit le double de Your Name, c’est quand même bon signe. Et puis, ses films sont distribués par Eurozoom qui font un travail de titan pour sa promotion, et qui sont des passionnés qui poussent l’animation japonaise en France depuis vingt-ans. Ne serait-ce que parce que je leur fais confiance, j’ai tendance à penser qu’il peut encore faire mieux. Pour l’instant, ses films restent encore relativement de niche chez nous, mais si ça change … Ils sont suffisamment bons pour convaincre le grand public ! 

Tu évoques la place des collaborateurs de SHINKAI dans la réalisation de ses œuvres : qui sont-ils ? Que lui apportent-ils ?

Il faudrait un livre entier pour tous les nommer, mais il y en a quelques-uns qui se démarquent vraiment. D’abord, pendant longtemps, il y a un Tenmon à la musique, et maintenant RADWIMPS. Dans la mesure où son cinéma est très… Atmosphérique, la musique y joue un rôle essentiel, et il a su trouver les bonnes personnes pour ça. Il y a dans les OST de Tenmon quelque chose de très mélancolique, à la fois doux et triste qui colle à merveille à sa première période. A l’inverse, la musique énergique de RADWIMPS colle parfaitement au tournant qu’a pris son cinéma avec Your Name. Je crois qu’il faut aussi citer Takumi TANJI. Il a joué plusieurs rôles selon les films mais il est en général soit directeur artistique, soit responsable des décors. Comme une grande partie des équipes des premiers films de SHINKAI, il est issu non pas d’un studio d’animation, mais d’une école d’art où il était spécialisé en peinture, et je pense que c’est quelque chose qui est essentiel parce que ça a défini les images types du cinéma de SHINKAI, composées comme des tableaux justement. Et je pense que ça vient en grande partie de ses collaborateurs, donc.

Est-ce que tu penses que SHINKAI a encore beaucoup de choses à dire… marque un temps d’arrêt

Ou est-ce que ma question est finalement mal posée et que ce n’est pas une question de sujet ou de de thématiques mais de comment en faire le tour, ou de comment les traiter… Et donc qu’au fur et à mesure que SHINKAI va évoluer, ses films feront de même ?

Il y a une chose qui est sûre, c’est qu’avec Suzume, il est arrivé à la fin d’un cycle. On revient d’ailleurs sur les raisons de son succès au Japon. La triple catastrophe de 2011 a été un vrai traumatisme pour sa génération, et depuis, il est obsédé par la destruction du Japon. C’est le thème de tous ses films sortis après cette période, et je crois que ça explique pourquoi le public est aussi convaincu par ce qu’il fait : il y a quelque chose de cathartique et de nécessaire dans ses films. C’est ce qui le pousse à réaliser The Garden of Words, et c’est un thème important dans Your Name et Les Enfants du temps. Ensuite, Suzume incarne une vrai conclusion à ça, parce qu’il n’y emploie plus des artifices fictifs comme une météorite où la submersion de Tokyo pour parler de la destruction du pays. Il y cite de façon très claire la triple catastrophe, et il fait face à travers son film. Mine de rien, il lui a fallu plus de dix ans pour être capable de faire ça, ça en dit long sur le traumatisme que ça a pu être. Mais je pense que maintenant que c’est fait, il devrait s’éloigner du sujet, même si je peux me tromper. 

Pour répondre à ta question, à titre personnel, je pense qu’il a encore des choses à dire, bien sûr.  En effet, je pense aussi que ce qu’il a à dire dépasse un “sujet” ou une “thématique”. C’est déjà un propos que de faire des films aussi soignés que les siens, ça dit quelque chose d’une certaine… Attention au monde, une certaine façon de le regarder ou de le réenchanter. Et moi, ça me suffit, et ça suffit à me faire attendre ses prochains films. Mais ce que tu dis sur son évolution est aussi vrai, bien sûr. J’espère en tout cas qu’il ne fera plus les mêmes films maintenant qu’il y a vingt ans, et que ses films continueront de grandir avec lui. Donc oui, je suis plutôt impatient de voir la suite !

 

Écriture et passion

Pour finir l’interview je clos la boucle en revenant à toi… Journal du Japon est un site web de passionnés pour les passionnés : beaucoup de rédacteurs viennent partager leur passion avec leur plume chez nous. Mais écrire un livre, c’est l’étape d’après : comment on la franchit, est-ce qu’il y a beaucoup de doutes, de difficultés ?

Je ne peux parler que de ma propre expérience, et, dans mon cas, ça a toujours été le projet. La question n’était pas tant, est-ce que je peux écrire un livre, mais comment je peux le faire. Donc il n’y a pas eu de doutes… Enfin, si, bien sûr, mais ça va avec l’écriture. Peu importe qu’il s’agisse d’articles, de livres, de dissertations universitaires ou autre, c’est normal, pour moi en tout cas, de douter, de se remettre en question et de se dire que ce qu’on fait est nul.

Le travail de Mehdi a aussi été en grande partie de faire le baby-sitter et de me convaincre que non, j’étais pas le pire auteur de cette Terre et qu’aller me noyer parce que j’étais pas satisfait d’un chapitre n’était pas nécessairement une bonne idée. Mais hormis ça… Les doutes et les difficultés sont les mêmes que pour un article. Pour répondre à la question de comment franchir l’étape, il faut oser. Il faut envoyer des articles, des manuscrits, des propositions… Peu importe en fait, il faut tenter des trucs, ça rate, et puis parfois sur un malentendu, quelqu’un décide de te faire confiance, et tu te retrouves à écrire un bouquin et à répondre aux questions d’une interview au lieu de les poser !

Quels sont les premiers retours ? 

C’est assez lent, les retours sur un livre, ça n’est pas comme au cinéma où tout se joue la première semaine, donc je n’en ai pas encore beaucoup eu. Mais Mehdi et l’équipe de Third ont l’air d’avoir aimé le livre, mes proches aussi, c’est le plus important ! 

Envisages-tu un prochain livre ? Sur qui ou sur quoi ?

Je sais pas trop ce que je peux dire ou pas sur le sujet … En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a rien qui me plait plus qu’écrire, et que c’est en le faisant que je me sens le plus … Utile. 

A tous ceux qui ont envie d’écrire sur leur passion : quel message, quels conseils ?

Il y a le classique “Lancez-vous” qui est toujours un bon conseil, mais, pour être un peu plus précis … Lancez-vous à votre échelle, et sans avoir le projet d’être lu. Malheureusement, l’écriture n’est pas un domaine dans lequel on peut faire des études, en sortir, passer un entretien puis vivre confortablement. Il faut pratiquer, il faut faire ses preuves, progresser, se faire connaître, et ça passe, aussi rageant que ça puisse être, par beaucoup d’écriture bénévole ou qui ne “sert à rien”. Un livre, c’est la partie émergée de l’iceberg. Dessous, il y a tous les articles que j’ai écrit pour Journal du Japon, ceux que j’ai écrit pour le journal de ma fac… Et encore en dessous, il y a ce que j’ai écrit et qui n’a jamais été lu. Des brouillons, des trucs mauvais, des trucs que je trouve exceptionnels mais qui n’ont pas trouvé preneur, des trucs moyens… Encore un peu plus bas, il y a les fan-fiction que j’écrivais au collège et que je postais sur des forums obscurs, où les chansons que j’écrivais pour les groupes de musiques de mes potes et qu’ils ne jouaient jamais.  

C’est probablement un peu confus, mais ce que je veux dire, c’est qu’il faut jouer sur plusieurs tableaux, il faut écrire sur son temps libre, bénévolement, parce qu’on aime ça. Et sur un malentendu, ça peut ensuite devenir un peu plus sérieux. En tout cas, c’est comme ça que ça a marché pour moi, donc c’est le conseil que je peux donner.

Écrivez parce que c’est cool, et vous verrez bien où ça vous mène. 

Difficile de dire mieux comme conclusion. Merci à toi et bonne suite à ton aventure, chez nous comme ailleurs !

Alexis Molina X Makoto Shinkai : la rencontre clé, en préambule du livre

Toutes les informations sur le livre sur le site web de Third Editions.

Un grand omedeto à Alexis pour son livre et un simple merci pour son temps, que ce soit pour écrire chez nous (c’est ça le plus important hein, les livres c’est surfait !) ou pour le temps qu’il a pris, ici, afin de répondre à nos questions !

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

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