Découvrir les chefs-d’œuvre d’Edogawa Ranpo aux éditions Cambourakis
Peut-être avez-vous récemment entendu parler des éditions Cambourakis, après que l’écrivain hongrois László Krasznahorkai a reçu le prix Nobel de littérature en octobre dernier. Mais sachez qu’Edogawa Ranpo, le maître de l’ero-guro et du roman policier japonais, est également présent à leur catalogue ! Après les éditions Picquier ou encore 10/18, Cambourakis nous régale depuis peu avec de nouvelles œuvres traduites du japonais par Sophie Bescond, de cet auteur aussi fascinant que dérangeant. Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir les trois romans d’Edogawa Ranpo publiés par leurs soins.
L’affaire Michiko (1926-1927)
Intitulé Issunbôshi en japonais (en référence au personnage d’un conte ancestral japonais dont le nom signifie « le garçon d’un pouce »), ce roman met en scène un nain maléfique lié à des crimes atroces… De l’ero-guro pur et dur dans une œuvre qui utilise tous les ingrédients magiques d’Edogawa Ranpo : des corps démembrés, un cirque, des mises en scène macabres, des double-jeux, une enquête haletante et des revirements de situation aussi improbables que jouissifs.

Mais commençons tout d’abord par redéfinir ce que recèle le terme ero-guro, associé à un mouvement artistique dont on attribue la paternité à Edogawa Ranpo. Mot-valise, celui-ci provient de deux termes anglophones prononcés à la japonaise, coupés et associés ensemble : ero pour « erotic » (erotikku) et guro pour « grotesque » (gurotesuku). Le terme français non-sens (nansensu) lui est parfois associé pour décrire ces œuvres tout à la fois « érotiques », « grotesques » et « dénuées de sens ». Érotiques, elles le sont par leurs mises en scène d’amours bestiaux et de perversités sans pareil. Attention cependant, bien qu’ils reposent sur des mécanismes de perversions, les romans d’Edogawa Ranpo sont loin d’être des romans érotiques à proprement parler. L’érotisme apparaît ici en toile de fond, voire en hors-champs, et il est indissociable du deuxième thème : le grotesque. Nous entendons par grotesque l’excès, l’étrange et l’effrayant. Excès d’horreur, excès de rebondissements, excès de perversité. L’étrange, la noirceur, la face sombre des être humains sont analysées, disséquées par l’auteur avant d’être exposées sous nos yeux. Et c’est là qu’intervient la troisième facette : le non-sens. Il y a dans les œuvre de Ranpo quelque chose de kafkaïen, un parfum constant de folie qui dérange autant qu’il attire. La folie est de fait un thème récurent, avec les monstres et les difformités. Imprégné du parfum de l’époque Meiji, avec ses cabanes de forains, ses spectacles de clowns et ses montreurs de « monstres », il fait s’entrecroiser invalides et personnages aux corps parfaits pour mieux déjouer les apparences. Il s’amuse sans cesse avec son lecteur, mettant à nu les parts les plus sombres et torturées qui logent en chacun de nous.

Seulement, quand le nain eut dépassé Monzô de deux ou trois pas, quelque chose de noir tomba de sa poche. C’était un objet long et mince d’une trentaine de centimètres, enveloppé dans un furoshiki en satin, mais l’un des côtés du tissu s’était dénoué, laissant entrevoir son contenu. Aucun doute possible, il s’agissait d’une pâle main humaine.
L’affaire commence par l’étrange rencontre que fait le dénommé Monzô Kobayashi, dans un parc tokyoïte : un nain transportant, comme si de rien n’était un bras humain dans sa poche. Lorsque Monzô apprend le lendemain dans le journal qu’une jeune femme appelée Michiko a disparu, il ne peut s’empêcher de faire le lien avec cette drôle de personne… Son camarade de pension, Kogorô Akechi – qui n’est autre que le détective favori de notre auteur – se retrouve à enquêter.
Monzô resta quelques instants interdit, anéantissement temporaire de sa capacité de réflexion durant lequel le fait qu’un nain transportât un bras humain lui sembla parfaitement naturel. « Quel imbécile ! Garder le bras d’une personne défunte dans sa poche comme s’il s’agissait d’un objet de valeur ! »
La verve de Ranpo parvient à faire passer de l’effroi au rire d’une ligne à l’autre… Et c’est là tout le paradoxe du « grotesque » en question : le trop-plein fait tourner l’épouvante en vaste comédie. Tout en touchant à des sujets sérieux !
Un roman captivant, comme toujours avec cet auteur, capable de nous entraîner vers de fausses pistes jusqu’aux toutes dernières lignes.
L’affaire Michiko (216 pages) est disponible au prix de 10€ aux éditions Cambourakis.
La malédiction des Tamamura (1930-1931)

Comme tout le monde le sait, la vengeance est un plat qui se mange froid… À la manière d’une Lady Snowblood (manga de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura) née et élevée dans l’unique but de venger sa mère, La malédiction des Tamamura narre l’histoire d’une vengeance intergénérationnelle. Entre le drame antique, le théâtre traditionnel et l’enquête à la Sherlock Holmes, cette œuvre entre davantage dans la catégorie du roman policier que de l’ero-guro.
Il tendit l’oreille : l’écho d’une flûte traversière aux modulations d’une tristesse indicible résonnait faiblement depuis l’étage inférieur, du côté où se trouvait la chambre du maître des lieux. Bien qu’elle ne suivît pas un morceau déterminé, qu’elle donnât l’impression que quelqu’un jouait plus ou moins au hasard, cette mélodie était mystérieusement triste, merveilleusement belle, comme si elle pleurait éternellement de chagrin et de mélancolie, le genre d’air qu’il suffisait d’entendre une seule fois pour ne pouvoir l’oublier de sa vie entière.
Le côté théâtral de ce texte et les jeux de manipulation qui le sous-tendent sont très bien rendus par l’image de couverture choisie par les éditions Cambourakis. Soulignons au passage que ces trois romans sont de très belle facture, avec des photographies qui reflètent toujours très bien l’œuvre en question.
Initialement intitulé Majutsushi « Le magicien », le présent roman repose sur un constant jeu d’apparition/disparition et de crimes orchestrés en chambres closes. Fait rare chez Edogawa Ranpo, une grande partie de l’histoire se déroule sans Akechi Kogorô, pour mieux laisser aux lecteurs le soin de s’interroger par eux-même sur les tenants et aboutissants de l’affaire. L’auteur apporte également une nouvelle dimension à son personnage favori, en le mettant en échec de plusieurs manières et en tissant en toile de fond une histoire d’amour pour notre détective en herbe.
Mes chers lecteurs, j’imagine sans peine le choc qu’à dû vous causer la tournure des évènements. Notre histoire ne fait que commencer, et voilà que Kogorô Akechi, censé être le personnage principal, est déjà mort. Perplexes, vous vous demandez sûrement ce que cela signifie. Qui va donc affronter le criminel maintenant ? Non, c’est trop absurde, Kogorô Akechi ne peut pas mourir ! Un homme aussi populaire ne doit pas mourir ! Certains d’entre vous soupçonneront même le journal d’avoir commis une quelconque méprise.
Ici encore, Ranpo sort de son rôle de narrateur omniscient pour mieux s’adresser directement à celles et ceux qui lisent sa verve frénétique. Le roman commence par un effroyable compte à rebours dans la famille Tamamura. Chaque matin, Tokujirô Tamamura, le grand frère d’un célèbre joaillier trouve sur sa couverture une nouvelle feuille de papier. Si la première indique la date du 20 novembre, les suivantes comportent un unique chiffre : 14, 13, 12, 11, 10, 9… La pièce étant hermétiquement fermée, l’énigme reste entière. Qui trace ces caractères et dépose les feuilles sur son lit ? Comment le mystérieux plaisantin parvient à pénétrer dans la chambre fermée à clé de l’intérieur ? Et si ce compte à rebours était une mise en demeure avant un effroyable meurtre ? En effet, à trois jours du 20 novembre, Tokujirô est retrouvé décapité dans sa chambre, le corps recouvert de chrysanthèmes… Commence alors la descente aux enfers de toute la famille Tamamura.
La malédiction des Tamamura (328 pages) est disponible au prix de 12,50€ aux éditions Cambourakis.
La maison Hatayanagi (1930-1931)

Rédigé dans les mêmes temps que La malédiction des Tamamura, ce roman lui est postérieur sur un plan narratif et il y fait plusieurs fois référence. Nous y retrouvons ainsi le personnage de Fumiyo, désormais devenue l’assistante de Kogorô Akechi.
Renouant avec les racines-même l’ero-guro, La maison Hatayanagi se rapproche de L’île du démon solitaire ou de La chaise humaine.
À présent, le Hall du sport national tout entier était un monde de poupées, univers qu’elles occupaient par centaines. Quand personne ne les regardait, peut-être ces poupées étouffaient-elles un bâillement discret ? Peut-être se mettaient-elles à discuter entre elles à voix basse ?
Dans ce récit, Ranpo se plaît à mettre en scène des jeux de dupes entre poupées sanglantes et êtres humains, statues de chair (comme dans Le Lézard noir), et autre homme-ballon. L’auteur y écrit :
L’envers de la société humaine dissimule des méfaits à peine croyables. Quels que soient les délires des poètes maudits, ils ne parviendront jamais à approcher tant soit peu les horreurs du monde réel.
Et c’est bien cela qui constitue la face horrifique de ses œuvres. Tout ce qu’il y décrit est si grotesque que l’on peut en être amenés à en rire. Mais il suffit de faire le lien avec des affaires et faits historiques qui ne relèvent pas de la fiction, pour faire se dresser les cheveux sur la tête. L’auteur use de l’écriture fictionnelle comme d’un moyen, sans doute cathartique, d’extérioriser toute l’horreur que lui inspire le monde réel. Prenons-en pour preuve sa terrifiante nouvelle intitulée La chenille (disponible en français dans le recueil La chambre rouge) où la folie de la guerre sous-tend le récit hallucinant d’horreur et de perversion d’un homme amputé de ses quatre membres qui devient le jouet sexuel de sa femme.
Le dénommé Kokkô Sonoda était un auteur excentrique qui épouvantait les lecteurs avides de curiosités en publiant environ une fois par an, au moment où on l’avait oublié, une unique nouvelle d’une glauqueur extrême. (…)
— J’ai lu un roman de Kokkô, un jour. Je me souviens que je m’étais dit alors que c’était un auteur fichtrement bizarre.
Ranpo, si friand des jeux de miroir et de dupe, aime particulièrement les mises en abyme… Car ce Kokkô Sonoda, personnage à part entière du présent roman, rappelle bigrement l’auteur lui-même. De quoi faire sourire les lecteurs à cette évocation et interroger leur propre rôle dans le vaste processus narratif.
Cependant, il ne fallait pas être grand clerc pour saisir que cette conversation à première vue dépourvue de sens renfermait une signification extrêmement importante. L’expression troublée affichée à ce moment par Akechi suffisait à prouver qu’il était loin d’être un détective ordinaire. J’invite donc le lecteur à garder cet événement insignifiant en mémoire.
Toujours dans ce jeu avec le lecteur, Ranpo n’hésite pas à s’adresser directement à nous en soulignant certains passages, nous incluant dans le déroulé du récit, nous interrogeant, nous donnant parfois plus d’informations que les personnages, etc. En un certain passage, il pousse la mise en abyme encore plus loin, par l’invocation d’autres œuvres de fiction :
— (…) Si nous étions en France dans un Arsène Lupin, on pourrait même avancer la théorie délirante que je fais cavalier seul en interprétant deux rôles à la fois, endossant tantôt l’habit du détective privé, tantôt celui du monstre sans lèvres. Ah ah ah ah ah ! (…)
— En parlant de romans, ces crimes ont quelque chose d’incroyablement romanesque, vous ne trouvez pas ? (…)
— Exactement, tout est là ! Les grands criminels sont toujours des romanciers.
Nous somme parfois saisis par un frisson de doute : et si ces romans n’étaient pas seulement dû aux élucubrations d’un auteur à l’imagination foisonnante, mais plutôt les témoignages d’un serial killer romanesque nous avouant ses crimes de pages en pages ?
L’histoire est tellement pleine de rebondissements qu’il est impossible d’en résumer correctement le contenu. Elle part d’un triangle amoureux pour mieux basculer dans un jeu de torture psychologique, tandis que notre détective préféré doit déjouer les stratagèmes infernaux d’un malfaiteur rivalisant d’ingéniosité. Au cœur de l’histoire se trouve Shizuko Hatayanagi, une jeune veuve dont la beauté fascine et attire les prétendants. Vivant, avec son fils Shigeru et ses domestiques, dans une immense demeure que lui a laissé son riche mari avant de mourir en prison, elle fait bientôt entrer dans sa vie Fusao Misani, un jeune homme visiblement désintéressé et éperdument amoureux. Mais un étrange homme sans lèvres, défiguré et muni de prothèses rôde autour de la belle tandis qu’enlèvements et meurtres se succèdent dans la demeure…
La maison Hatayanagi (440 pages) est disponible au prix de 13,50€ aux éditions Cambourakis.
Que vous soyez aficionados des romans de Ranpo, passionnés de polars ou simples curieux désirant découvrir un autre pan de la littérature japonaise – aux antipodes des feel-goods qui envahissent actuellement nos librairies – ces trois romans vous apporteront un parenthèse de lecture aussi horrifique que savoureuse…
