[INTERVIEW] « +51 Aviación, San Borja », Melting pot théâtral

À l’occasion des représentations de la pièce +51 Aviación, San Borja de Yudai KAMISATO organisées au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, le metteur en scène et sa troupe ont accordé une interview-fleuve à Journal Du Japon pour évoquer le rôle du théâtre et les questions de migration.

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+51 Aviación, San Borja : Voyage paradoxal de Tokyo à Lima en passant par Okinawa où le héros, né au Pérou mais grandi au Japon, interroge ses racines dispersées des deux côtés de l’océan Pacifique.

 

Bonsoir à tous. Avant toute chose, je vous propose de contextualiser la thématique autour de laquelle est construite la pièce. Il y a eu beaucoup d’échanges migratoires entre le Japon et l’Amérique du Sud et +51 Aviación, San Borja s’en inspire grandement. Yudai KAMISATO, vous êtes vous-même né au Pérou. Pouvez-vous me parler de ce phénomène migratoire ?

Yudai KAMISATO : L’Histoire de l’immigration au Japon a plusieurs étapes. Elle a commencé vers le XIXe siècle, après l’ouverture du pays au reste du monde. Les habitants de villes de campagne comme Okinawa ou Kumamoto – assez éloignées des grosses villes que sont Tokyo ou Osaka – ont commencé à migrer vers l’Amérique. Ces personnes étaient généralement assez pauvres, et se sont principalement dirigées vers les États-Unis, Hawaï et les pays d’Amérique du Sud comme le Brésil ou le Pérou. Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup de ces personnes étaient les cadets de leurs familles. À l’époque, c’est sur l’aîné que tout reposait, les cadets étaient de ce fait plus libres de partir.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la position du Japon a mené à de nombreux actes de discrimination à l’encontre des immigrés Japonais, surtout aux États-Unis. En réaction à cela, les Japonais installés au Brésil ou au Pérou ont cessé de parler la langue de leur pays d’origine, même dans le cadre privé. C’est pourquoi aujourd’hui beaucoup de personnes dans les communautés issues de l’immigration japonaise dans ces pays ne parlent pas un mot de japonais.
Juste après la guerre, le Japon était extrêmement pauvre, surtout dans les régions du nord. Beaucoup d’habitants de ces régions ont alors à leur tour migré vers d’autres pays.
Aujourd’hui, il n’y a plus vraiment de migration économique au Japon, les gens ne quittent plus le pays parce qu’ils sont trop pauvres.

 

Et aujourd’hui, comment se traduit ce phénomène entre les nikkei (japonais établis en Amérique du Sud, ndlr), les japonais restés au Japon et les halfs (terme désignant les métisses au Japon) qui retournent sur la terre de leurs parents ?

Yudai KAMISATO : Beaucoup de sud-américains issus de l’immigration japonaise tentent de venir au Japon, mais la plupart d’entre eux ne reste que quelques mois ou années avant de repartir en Amérique du Sud. Je ne sais pas vraiment pourquoi, peut-être y a-t-il une histoire politique derrière tout ça ; comme le Brésil devient de plus en plus riche, peut-être qu’ils y retournent pour trouver du travail. Mais ceux qui réussissent à rester au Japon s’accrochent vraiment pour apprendre le japonais et pour inscrire leurs enfants à l’école au Japon. J’ai rencontré beaucoup de péruviens et de brésiliens d’origine japonaise installés au Japon et qui ne veulent pas retourner dans leurs pays d’origine, notamment à cause de la sécurité dans ces pays.
D’un autre côté, le Japon a un très petit taux d’immigration et de mixité raciale, la grande majorité des Japonais sont nés d’un père Japonais et d’une mère Japonaise. Chez les descendants de l’immigration japonaise en Amérique du Sud, on trouve toujours une certaine fierté d’être Japonais, même s’ils ont par exemple toujours grandi au Pérou et ne parlent qu’espagnol. Et quand ils viennent au Japon, ils doivent faire face à la discrimination, même s’ils sont fiers de leurs origines.

 

Vous abordez la question du déplacement de population, mais également les bases militaires américaines construites dans la baie de Henoko, deux sujets tendus au Japon. Compte tenu de la situation politique actuelle, avez-vous rencontré des problèmes lors de la création ou de la diffusion de la pièce ?

Yudai KAMISATO : On a vraiment rencontré aucun problème ! (Rires) Tout simplement parce que le Gouvernement n’en a rien à faire du théâtre. On peut avoir des soucis pour la télévision ou pour un film, mais le théâtre n’existe pas vraiment auprès du Gouvernement japonais. C’est un art qui n’est considéré que pour faire de la pub au Japon ; le Gouvernement promeut le kabuki ou le par exemple, mais le théâtre contemporain ne vaut quasiment rien à leurs yeux. Du coup, je peux parler de ce que je veux dans mes pièces. Et si vous voulez tout savoir, j’ai même reçu de l’argent du Gouvernement pour faire la pièce, ils se moquent complètement de quoi je parle. (Rires)

 

Les déplacements de population et les questions de migration sont des sujets qui trouvent écho en France. Pour votre première venue dans l’Hexagone, comment envisagez-vous le rapport du public à la pièce ?

Yudai KAMISATO : Je pense que le public français pourra comprendre la pièce. En l’écrivant, je pensais bien évidemment beaucoup à la situation en Europe que je voyais aux informations. J’ai également beaucoup voyagé ces derniers temps, et je connais les tensions et les problématiques liés aux migrants en Europe. Je l’ai vu de mes yeux quand j’étais à Bruxelles il y a quelques temps. La criminalité est très forte dans ces communautés. Mais il est stupide de stigmatiser ; quand j’ai visité les pays d’où partent les migrants qui arrivent en Europe, je n’ai rien vu de la sorte. C’est que le problème est bien lié à la précarité qu’ils rencontrent en arrivant. Quoi qu’il en soit, j’espère vraiment que le public français et européen saura comprendre la pièce.

Mari KODAMA (comédienne, ndlr) : Je me demande si le public français ne va pas mieux comprendre la pièce que le public Japonais. La plupart d’entre nous (elle désigne les autres comédiens, ndlr) n’ont aucun lien avec l’immigration, nos parents sont Japonais. Et c’est exactement le cas de la majorité des spectateurs au Japon. Dès lors, c’est difficile de parler de ça à des personnes qui n’ont pas vraiment conscience de ces questions. En France et en Europe, les gens sont plus au fait et vivent cela au quotidien.

Yudai KAMISATO : Mais le fait que les comédiens ne soient pas eux-mêmes issus de l’immigration me semble important, même s’ils jouent des personnages aux origines éparses, je ne vois pas en quoi on peut distinguer une personne d’origine japonaise d’une personne venues de différentes origines, tout le monde se ressemble en fin de compte.
Je pense que c’est une des choses les plus importantes que puisse faire le théâtre. Autre exemple : à Okinawa, il y a beaucoup de femmes très âgées qui peuvent raconter des histoires sur la Seconde Guerre Mondiale. Mais d’ici quelques années, il n’y aura plus personne pour raconter ces histoires. Et je pense que c’est également le travail d’un comédien que de raconter cela. Aujourd’hui, grâce à Internet, tout le monde peut diffuser des histoires, mais ça me semble également important de transmettre les histoires des autres afin qu’elles ne soient pas oubliées.

Dans la pièce, vous mentionnez le dramaturge Seki SANO (dramaturge Japonais émigré en Amérique du Sud et considéré comme le père du théâtre mexicain, ndlr) et le personnage s’exprime sur ce que devrait être le théâtre. Est-ce là votre propre manifeste ?

Yudai KAMISATO : Au Japon, beaucoup de gens ne croient pas au fait qu’il existe un lien entre le sujet d’une pièce et le public. Ou alors, ils ne veulent pas y croire. Et je pense que le dramaturge et les comédiens sont un peu comme des messagers.

Wataru OMURA (comédien, ndlr) : Pour ma part, je trouve les pièces de Yudai assez uniques, il y en a peu au Japon. Ce n’est pas vraiment la norme que de faire des pièces sociales ou politiques.

 

Comment compareriez ou opposeriez-vous les théâtres sud-américain et japonais ?

Yudai KAMISATO : Très franchement, je n’y connais pas grand-chose au théâtre sud-américain. J’y ai été très souvent, mais je n’ai aucune idée de comment se présente le théâtre là-bas. Cependant, en tant que dramaturge, j’aime être influencé par des choses venues d’horizons différents. Je pense que le théâtre contemporain japonais a beaucoup d’influences venues d’Europe, mais comme le pays est malgré tout assez éloigné de ces influences, il s’y développe quelque chose d’assez singulier, et j’aimerai m’éloigner un peu des influences traditionnelles. Je ne veux pas imiter quelque théâtre que ce soit. Je sais que je m’égare un peu, mais je ne saurais pas dire ce qui m’influence réellement, c’est quelque chose qui se construit en permanence. (Rires)

 

Pourriez-vous me parler de votre troupe l’Okazaki Art Theatre, qui a la particularité de n’être composé que d’un seul comédien. Dans ce contexte, comment s’est passée l’élaboration de +51 Aviación, San Borja ?

Yudai KAMISATO : La compagnie Okazaki Art Theatre n’est en effet composé que de deux personnes ; moi-même et le comédien, Masahiko ONO, qui joue d’ailleurs dans la pièce.
Pour ce qui est de l’élaboration de +51 Aviación, San Borja, il faut savoir que je ne suis pas quelqu’un de très directif. Je ne pousse jamais mes comédiens, mes conseils de direction d’acteur sont souvent « Comme tu le sens ». (Rires. Les comédiens acquiescent). Avec cette équipe, c’est la première fois que nous travaillons ensemble. J’ai écrit la pièce et les dialogues, mais une fois que les comédiens les ont en main, nous réfléchissons tous ensemble aux questions de mise en scène. En fin de compte, il n’y a pas que mes idées dans la pièce, c’est collaboratif.

 

Quels sujets souhaiteriez-vous approfondir dans vos prochains travaux ?

Yudai KAMISATO : Je commence à écrire une nouvelle pièce. Je ne sais pas encore dans quelle direction ce projet va se diriger, mais ça s’annonce très excitant.

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Remerciements à Stéphanie DUFOUR et Philippe BOULET pour avoir rendu cette interview possible et pour leur accueil. Remerciements également à Yudai KAMISATO, aux comédiens Mari KODAMA, Wataru OMURA et Masahiko ONO ainsi qu’à tous les techniciens pour leur temps et leur gentillesse. Enfin, remerciements à Saya NAMIKAWA pour son aide précieuse d’interprète.

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