Vers un cinéma multiculturel : Rencontre avec le réalisateur Katsuya TOMITA

Après Saudade en 2012, le nouveau film de Katsuya TOMITA – Bangkok Nites – faisait partie de ces long-métrages que l’on désespérait de voir dans l’Hexagone. C’était sans compter sur l’opiniâtreté du Festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo qui l’a intégré au sein de sa compétition officielle, à peine quelques mois après sa première diffusion française à l’occasion du Festival des 3 continents à Nantes. Cela n’aura pas été vain puisque le réalisateur Katsuya TOMITA a quitté Paris à l’issue de cette 11e édition du Kinotayo avec le Prix du Jury en poche ainsi qu’un distributeur français en la personne de Survivance.

Bangkok Nites invite le spectateur au cœur de la rue Thaniya, un haut lieu de la prostitution dans la capitale thaïlandaise qui se trouve être exclusivement fréquenté par des touristes japonais. En suivant les tribulations de Luck – une des escorts les plus célèbres du quartier – et de son amant – un Japonais déraciné – le film confronte leur aspiration à une vie meilleure aux cicatrices du passé colonial.

À l’occasion de ces projections couronnées de succès, Journal Du Japon a rencontré Katsuya TOMITA, véritable fer de lance du cinéma indépendant japonais, pour l’interroger sur son travail et sur la réalité du cinéma dans l’archipel aujourd’hui.

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Journal Du Japon : Bonjour Katsuya TOMITA. Pour commencer, parlons un peu de votre façon de faire des films. Que ce soit dans Saudade ou dans Bangkok Nites, on retrouve un fond et un ton très proche du documentaire alors que ce sont des films de fiction. Comment s’articulent ces deux aspects ?

Katsuya TOMITA : Avant de tourner, nous nous préparons pendant très longtemps avec l’équipe du film. Pour Bangkok Nites, les préparatifs ont duré quatre ans. J’ai fait de nombreux aller-retours entre le Japon et la Thaïlande, et au fur et à mesure des recherches, j’ai rencontré beaucoup de locaux qui m’ont parlé de leurs vies. Le scénario a été inspiré de ces histoires, et ces personnes se sont en fin de compte retrouvées à jouer leurs propres rôles dans le film. C’était exactement le même processus d’écriture pour Saudade.

 

On retrouve dans Bangkok Nites des visages déjà vus dans Saudade, peut-on parler d’une team Katsuya TOMITA ?

On peut dire ça, oui. Et à vrai dire, plus on tourne plus on est nombreux ! Par exemple, il est tout à fait possible que les actrices de Bangkok Nites soient dans un de mes prochains films.

 

Le développement de Bangkok Nites a été très long – plus de 10 ans – et il était en projet avant même le tournage de Saudade, comment expliquez-vous une telle durée de pré-production ?

Il y a plusieurs raisons à cela. On a effectivement commencé le projet il y a plus de dix ans. Mais par exemple, la rue Thaniya à Bangkok, où se déroule une partie de l’intrigue, est un endroit assez particulier. C’est une rue qui est uniquement accessible aux clients japonais ; les thaïlandais ne peuvent pas y entrer. Et ceux qui travaillent dans cette rue sont un peu susceptibles, ils n’aiment pas trop que les touristes prennent des photos ou autre. Forcément, ce n’était pas évident de se faire accepter avec une caméra.
Ensuite, on travaillait tous sur d’autres projets à l’époque, ce n’était donc pas facile de se rendre souvent à Bangkok pour travailler sur le film ; et finalement le tournage de Saudade s’est imposé. Ce qui n’est pas plus mal, puisque le succès de ce dernier a permis d’avoir un budget plus important pour Bangkok Nites.

 

2Dans Bangkok Nites, tous les comédiens parlent thaï, japonais et anglais ; cela a-t-il joué dans le casting ou le tournage a-t-il été un apprentissage pour tous les comédiens ?

L’actrice Subenja PONGKORN – qui interprète le rôle principal du film – a elle-même travaillé sur la rue Thaniya. Bien évidemment, les filles qui travaillent là sont très nombreuses à parler japonais, mais elle le parlait particulièrement bien ; ça a été déterminant pour notre travail.

 

En présentation du film lors des séances du Kinotayo, vous avez parlé de l’importance de la région d’Isang, qui se situe au nord de la Thaïlande et qui a un rôle déterminant dans le film. Pouvez-vous nous parler davantage de cette région ? C’est également une région qui est chère au réalisateur Thaïlandais Apichatpong WEERASETHAKUL, n’est-ce pas ?

C’est exact ! Et je pense qu’il y a un lien entre Bangkok Nites et les films d’Apichatpong WEERASETHAKUL. Avant de tourner, j’avais vu quelques uns de ses films – pas tous malheureusement, car ils ne sont pas tous accessibles – mais je n’avais aucune idée qu’ils avaient pour la plupart été tournés dans la région d’Isang. C’est seulement en faisant les recherches pour Bangkok Nites que j’ai réalisé que cette région était une thématique importante de ses films. Et il se trouve qu’au fur et à mesure de mes propres recherches, la région d’Isang est également devenu un thème important pour le film. En tant qu’étranger tournant en Thaïlande, apprendre qu’Apichatpong WEERASETHAKUL avait lui-même tourné ici m’a conforté dans mon choix.

 

On retrouve dans Saudade et dans Bangkok Nites une thématique très forte qui est celle du multiculturalisme et du brassage des cultures. Quel message souhaitez-vous véhiculer à travers vos films, notamment par rapport à la position actuelle du Japon vis-à-vis des autres pays ?

C’est exactement ça, c’est le sujet que j’essaie d’aborder à travers mes films. (Rires)
Pour Saudade, j’ai choisi de tourner dans ma ville natale. C’est une ville de province, comme beaucoup d’autres villes au Japon. Enfin, c’est logique… (rires) Mais je me suis dit que parler d’une ville de province pouvait permettre de parler par extension de l’ensemble du pays.
C’est sensiblement le même cheminement avec Bangkok Nites, pour parler du Japon, il me fallait un point de vue plus large : en l’occurrence, celui de l’Asie. Maintenant, pour ce qui est des rapports du Japon avec les autres pays d’Asie, j’ai remarqué qu’on entendait souvent parler du Japon ET de l’Asie, alors qu’en réalité le Japon est en Asie, pas ailleurs. Je pense que la plupart des Japonais n’ont pas vraiment conscience de ça, surtout d’un point de vue économique. Alors certes, le Japon est séparé des autres pays par la mer, mais il n’empêche que nous sommes connectés par l’Histoire. De ce fait, je me suis dit qu’il était important d’aborder ce sujet comme un des thèmes du film.

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Dans vos deux derniers films, on retrouve une volonté de changer d’espace ; vous appelez ça « la quête du Paradis » dans Bangkok Nites. Le film fait également beaucoup de références à des événements historiques et tout le monde en prend pour son grade : les Japonais, les Thaïlandais, les Français… Est-ce que pour atteindre votre idéal multiculturel, il faut faire fi de l’Histoire et oublier les rancœurs ou au contraire l’appréhender pleinement ?

Le Japon est un pays insulaire et de ce fait isolé. Les Japonais ne sont pas vraiment habitués aux étrangers ou à l’immigration. Il y en a de plus en plus, cela dit. Et je pense que le Japon va ainsi entrer dans une nouvelle ère. Mais pour aller plus loin il faut aussi, bien évidement, appréhender les cultures dans leur ensemble ! C’est très important de comprendre l’Histoire, et surtout celle des autres cultures. C’est justement quand le rapport reste artificiel que cela engendre des conflits. À notre époque, on se focalise beaucoup sur la richesse matérielle et on a tendance à oublier l’Histoire. C’est ce qui a mené à la situation mondiale actuelle, et de par le message que je voulais transmettre, c’était un sujet inévitable.

 

Pour revenir dans des problématiques plus contemporaines : vos films sont souvent primés dans les festivals internationaux, dont ce Prix du Jury cette année au Kinotayo. Mais quelle est la réception de vos films au Japon ?

Bangkok Nites ne sortira en salles au Japon qu’à la fin du mois de février. On a déjà fait quatre avant-premières et il n’y a environ que 500 personnes qui ont déjà vu le film sur le territoire, mais il a été plutôt bien accueilli. Je pense que ce sont surtout les retombées de Saudade, qui avait eu un certain succès à l’époque.
En tant qu’auteurs indépendants, nous avions tout contrôlé de A à Z pour Saudade. Nous avons organisé les projections nous-mêmes dans des petits cinémas et le film a été bien accueilli par le public cinéphile. Nous avons pris notre temps pour distribuer le film et nous avons ainsi gagné de plus en plus de spectateurs. Je pense qu’il y avait donc un peu d’attente pour Bangkok Nites.

 

bangkok_nites_4Quel est aujourd’hui votre point de vue sur le cinéma japonais contemporain ?

La situation évolue avec le temps. Rien que depuis Saudade, ce qui me marque le plus, c’est l’aspect technique : le matériel de tournage et de projection s’est démocratisé et de plus en plus de personnes peuvent se lancer et faire des films. Malheureusement, il y a de moins en moins de salles indépendantes et de plus en plus de multiplexes. Ce sont deux situations complètement contradictoires. Les multiplexes écrasent les salles indépendantes, mais plutôt que de lutter contre eux, le plus intéressant serait qu’ils se mettent à diffuser les films des jeunes réalisateurs indépendants. Si ces grandes salles diffusaient des films indépendants, le cinéma japonais pourrait être très intéressant. Malheureusement, pour l’instant, c’est un peu la loi du plus fort sur le marché.

 

Vous avez vous-même longtemps été routier pour subvenir à vos besoins à côté de votre activité de cinéaste. Est-ce là la réalité du cinéma indépendant ?

Il y a dix ans, je faisais beaucoup de petits boulots, dont routier effectivement. Je faisais des films à côté, mais les autres membres de mon équipe étaient dans la même situation. Nous étions donc obligés de ne tourner que les week-ends et on ne pouvait se permettre d’aller tourner loin. Sur Saudade, aucun des acteurs et des techniciens n’a pu être payé ; tous étaient bénévoles. À l’époque, j’étais assez fier de faire des films sans argent. C’était pour moi une véritable force. Mais aujourd’hui, je me dis que ça aurait été impossible de continuer ainsi.
Alors, je ne parle ici que de mon expérience, mais je pense que par extension, ça peut symboliser la situation du cinéma indépendant japonais aujourd’hui.

 

Un dernier mot pour finir, quels sont vos prochains projets ?

En ce moment, je n’ai aucun projet précis. Avec l’équipe, nous avons quelques idées, mais rien de défini pour l’instant.
Je passe à peu près la moitié de mon temps en Thaïlande, et je vois un peu ce pays comme une porte d’entrée vers l’Asie du sud-est. J’aimerais bien poser la base de mon travail à Bangkok pour pouvoir éventuellement tourner au Laos, au Cambodge, au Vietnam ou à Myanmar.

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Fort de ce Prix du Jury à l’occasion de la 11e édition du Kinotayo, Bangkok Nites reviendra sur les écrans français dans le courant de l’année 2017 grâce au travail du distributeur Survivance. Journal Du Japon ne manquera pas de revenir plus amplement sur le film à l’occasion de sa sortie nationale.

Merci à Katsuya TOMITA pour son temps et sa gentillesse ; merci également à Bertrand CANNAMELA et à Megumi KOBAYASHI pour l’organisation de cette interview.

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