Hideaki ANNO : L’ingénu qui souhaitait (s’)aider – Partie 2

Comme nous le présentions dans la première partie de notre dossier consacré à Hideaki ANNO, si Nadia, le secret de l’eau bleue et Neon Genesis Evangelion sont parmi les animés les plus reconnus aujourd’hui, ce n’est qu’après la sortie de The End of Evangelion en 1997 que le réalisateur a connu l’âge d’or de son cinéma. En développant un message vindicatif à destination de la communauté otaku – dont il est lui-même partie intégrante – au cours des deux épisodes finaux de la série Neon Genesis Evangelion, Hideaki ANNO a crée le leitmotiv qui allait être le ciment de son cinéma en prise de vue réelle.

C’est par ailleurs en 2000, deux ans après Love & Pop, que le réalisateur a signé le film le plus personnel de sa carrière avec Ritual. Pour autant si Ritual sonne bel et bien comme la conclusion du message qui a porté le cinéma de Hideaki ANNO pendant près de 5 ans, de nombreux relents peuvent se dénicher dans son troisième long métrage en prise de vue réelle, Cutie Honey.

Ritual

Ritual

 

Ritual : Retour à Ube, rituels et pardon

« Once upon a time, returning to my home town »

Deux ans après Love & Pop, c’est par ces mots que Hideaki ANNO ouvre Ritual – connu aussi sous les noms Shiki-Jitsu, Ritual Day, ou Ceremonial Day – son second long métrage en prise de vue réelle. Réalisé dans la ville de Ube, lieu de naissance du réalisateur, le film est produit par un sous-studio de Ghibli, le studio Kajino, et se voit attribué un budget modeste qui mènera à une diffusion du film quelque peu confidentielle et à un casting restreint. Mettant en scène une relation de 33 jours entre un réalisateur de cinéma et une femme souffrant d’un trouble de la personnalité borderline, Ritual se place sans aucun doute comme le climax de la filmographie de Hideaki ANNO.

Non seulement d’être l’œuvre la plus personnelle du réalisateur, Ritual est une adaptation des réflexions personnelles de l’actrice Ayako FUJITANI, fille illégitime de l’acteur américain Steven SEAGAL, que celle-ci a réuni dans la nouvelle Touhimu. En recoupant les diverses thématiques que contient la nouvelle – telle que l’adolescence, l’absence de repère paternel et le fait d’être métisse au Japon – avec ses propres réflexions, Hideaki ANNO s’accapare pleinement son adaptation contrairement à ce qu’il avait pu faire sur Love & Pop. Plus qu’une simple réappropriation, il livre dès 2000 ce qui peut être perçu à la fois comme la synthèse et la conclusion du leitmotiv qui a porté son cinéma de 1995 à 2004.

Par ailleurs, Ritual se place comme la réalisation la plus traditionnelle dans l’ensemble des longs métrages en prise de vue réelle de Hideaki ANNO. Néanmoins, bien qu’il ne possède pas une esthétique unique comme pouvait avoir Love & Pop, Ritual fait preuve d’une mise en scène pointilleuse et intelligente, avec notamment un travail sur les couleurs rouge et le bleu qui irait faire pâlir un Pedro ALMODÓVAR. De même si le montage s’avère plus léger et plus simple à suivre que sa précédente réalisation, Hideaki ANNO semble trouver une liberté sincère avec Ritual comme s’il pouvait enfin s’affranchir d’une certaine inertie propre à l’animation.

Ritual

Ritual

 

Ritual : Les trois visages d’un homme

Il est admis aujourd’hui que les personnages de Neon Genesis Evangelion, Shinji, Rei et Asuka, représentaient trois traits de personnalités de Hideaki ANNO. Dès lors, il est aisé de voir dans Ritual une caractérisation de différents aspects du réalisateur qui, cette fois-ci, correspondent à différentes périodes de sa vie.

Soutenue par la voix hors champ de Megumi HAYASHIHABARA qui fait une lecture de certains extraits de Touhimu, Ayako FUJITANI tient le rôle principal dans l’adaptation de sa propre nouvelle. Pour autant, s’il est logique de voir que l’actrice jouer à la perfection son propre rôle, on peut aussi déceler dans cette jeune femme atteinte d’un trouble de la personnalité borderline le Hideaki ANNO qui existait avant la sortie de Neon Genesis Evangelion, celui qui était encore pleinement un otaku. Remettant continuellement en cause ses relations à autrui et entretenant un rapport destructeur avec soi-même, ce personnage s’enfonce peu à peu dans une solitude profonde qui n’est pas sans rappeler la dépression que Hideaki ANNO a fait à l’issue de Nadia, le secret de l’eau bleue. Isolée dans une fuite perpétuelle de la réalité et du temps qui passe, la jeune femme ne cesse de répéter « Demain, c’est mon anniversaire » et va jusqu’à s’empêcher de dormir pour ne pas avoir à connaître de quoi sera fait chaque lendemain.

Si la jeune femme semble par moment souhaiter sortir de cette spirale d’enfermement, elle rechute néanmoins dans ses rituels et ses passions à la moindre difficulté. Sans prendre les traits usuels des animés ou des figurines, la jeune femme cultive les mêmes pulsions maladive que les otakus pour les objets de couleur rouge ainsi que pour les trains, ce qui n’est pas sans rappeler que certains penchants otakus de Hideaki ANNO qui – aux vues de la forte présence de trains dans Neon Genesis Evangelion, Love & Pop, ou plus récemment Godzilla Resurgence – est lui-même un densha otaku (trad. otaku des trains).

Affiche de Ritual

Affiche de Ritual

Cependant, s’il est toujours sujet à de multiples dépressions, Hideaki ANNO n’est plus l’otaku que caractérise Ayako FUJITANI, ou du moins ne se considère plus tel quel. Au travers du personnage interprété par Shunji IWAI, un de ses amis qui tenait là sa première expérience en tant qu’acteur, il représente celui qu’il est devenu depuis la fin de Neon Genesis Evangelion. Tout comme lui pendant le tournage de Ritual, Shunji IWAI prend les traits d’un réalisateur ayant arrêté l’animation qui retourne dans sa ville natale pour réfléchir son cinéma et potentiellement tourner son premier film en prise de vue réelle. Par le biais des doutes de ce personnage, Hideaki ANNO interroge l’essence de son propre cinéma et caractérise l’absence de pouvoir que celui-ci a pu avoir auprès de la communauté otaku au travers d’une longue tirade se concluant sur « Même ce film, une fois terminé, deviendra un moyen pour déclencher des stimulations sans surprise et une mesure du temps que l’on passe en paix. Qui veut des images qui vont au-delà ? Qui en a besoin ?  »

Outre cette remise en cause de son cinéma, le personnage de Shunji IWAI souhaite néanmoins aider la jeune femme rongée par ses angoisses qu’interprète Ayako FUJITANI. Celui-ci tente éperdument de la sortir de sa spirale destructrice malgré les échecs constants et de nombreuses périodes de doute. Pour autant, il ne perd jamais cette volonté d’aider et décide, comme Hideaki ANNO après The End of Evangelion, de filmer le monde réel pour éviter de voir les personnes atteintes d’un trouble de la personnalité borderline s’enfermer dans un monde de fiction.

Cinq ans après ses premières apparitions, le leitmotiv de Hideaki ANNO n’a pas perdu de sa splendeur et de sa force, bien que celui-ci ait pris une forme moins vindicative que dans The End of Evangelion. Ritual est un film bien plus porté sur la compréhension que l’agression à l’instar d’un Shunji IWAI qui s’interroge  pour savoir si cette idée d’un bonheur otaku arrive réellement à préserver ces personnes qui fuient la réalité ou si il est une simple attitude mensongère traduisant un malheur profond et auto-destructeur.

Avec un jeu sur les couleurs entre le rouge et le bleu, Hideaki ANNO met en place un duel intérieur chez le personnage de Ayako FUJITANI, ainsi que chez chaque individu de la communauté otaku et par conséquent, chez lui-même. Alors que la première couleur constitue l’otaku qui fuit la réalité et toutes formes de rapport social, la seconde représente l’otaku qui embrasse tout ce qu’il déteste et devient ce fameux autrui qui l’effraie. Au travers des personnages de l’ex-petit ami et de la mère de Ayako FUJITANI, interprétés par Jun Murakami et Shinobu OTAKE, Hideaki ANNO représente la troisième et dernière facette de lui que contient Ritual : celle qui a fait de lui un « autrui » pour les otakus. À l’instar de son répondeur téléphonique qui contient seulement des hurlements et des reproches, cet autrui s’avère être ce qui effraye le plus la jeune femme puisqu’il est dans l’agression constante et le jugement de valeur. Tel le regard de l’humanité sur les otakus, Hideaki ANNO semble prendre conscience avec Ritual que le message que portait ses précédents films avait dû, par sa violence, amenuir la capacités des otakus à entretenir des rapports avec autrui plutôt que les favoriser. Cependant, la mère de la jeune fille ira jusqu’à exprimer lors du dénouement final les excuses que Hideaki ANNO souhaite exprimer à tout ceux qui ont pu être heurté par Neon Genesis Evangelion et Love & Pop au travers d’un « Peut-être que je n’ai jamais rien fait pour toi. Peut-être que j’ai seulement pensé à moi-même » lourd de sens.

Cet oppresseur maternel donne néanmoins une nouvelle dimension au personnage de Ayako FUJITANI lorsque le personnage de Shunji IWAI décrit la jeune fille comme quelqu’un « ayant une haine viscérale pour ces hurlements, [mais qui] les écoute dans l’espoir d’y entendre un encouragement. ». Le personnage rappelle dès lors Asuka de Neon Genesis Evangelion qui affirme constamment sa haine d’autrui mais qui en réalité a simplement peur de son jugement puisque celui-ci peut être potentiellement négatif. De même, si Asuka avait peur d’être comparé à Shinji et Rei, Ayako FUJITANI fuit naturellement toute forme de comparaison avec sa sœur ou son père. Hideaki ANNO prononce alors ouvertement une vérité, qui a dû néanmoins être arrachée à son penchant otaku, lorsqu’il affirme que le besoin de reconnaissance est quelque chose d’humain et profondément naturel.

Ritual

Ritual

En somme, Hideaki ANNO dresse avec Ritual un bilan des cinq années qui ont constitué sa carrière depuis sa dépression pré-Neon Genesis Evangelion. Remettant en question le bien fondé de son attitude envers la communauté otaku. Il rappelle que malgré son attitude agressive, il est lui aussi sujet à cette forme d’isolement et d’auto-destruction. À l’instar de l’attitude finale de la mère qui affirme se sentir seule et qui a peur de faire preuve d’égoïsme en voulant combler sa solitude, Hideaki ANNO montre que malgré sa maladresse pour exprimer sa volonté d’aider, il est en proie aux mêmes doutes et peurs que ceux à qui il s’adresse. Dès lors le message qui porte le cinéma de Hideaki ANNO semble avoir comme principale cible, lui même.

De même, le Hideaki ANNO actuel que symbolise Shunji IWAI prend d’autant plus de sens lorsqu’il se place tel un psychologue face à la mère et sa fille pour aider à recréer du dialogue entre l’otaku et autrui. Sans être un sauveur, il partage les mêmes angoisses que ses deux patientes et tente simplement d’user de sa propre expérience pour trouver une solution pour mieux les aider, et mieux s’aider. En interrogeant ainsi son cinéma et l’essence même du trouble de la personnalité borderline, Hideaki ANNO démontre que le problème ne se situe pas uniquement chez la communauté otaku ou la public d’animation mais bel et bien à l’échelle de la société japonaise voire mondiale, comme si l’humanité entière cherchait à réussir à vivre la réalité tout en s’affranchissant des concepts de solitude et de difficulté relationnelle.

Cutie Honey : L’ingénu de retour au bercail

Cutie Honey

Cutie Honey

Après avoir signé avec Ritual son film le plus abouti et le plus mature de sa carrière, Hideaki ANNO retourne dans la Gainax – notamment en superviseur pour la série Furi Kuri de Kazuya TSURUMAKI – et réalise le court métrage Ryusei Kacho où il explore à nouveau le jeu sur les formats et le montage éclair qu’il avait développé avec Love & Pop. En 2004, il réalise le film Cutie Honey adapté du manga éponyme de Go Nagai qui tire notamment sa réputation pour les nombreux panchira dont il fait preuve. Si le film s’avère être un exemple jouissif de tout ce que l’on peut aimer dans les tokusatsu (ndlr. films et séries particulièrement riches en effets spéciaux tels que Kamen Rider, Ultraman ou encore les kaijus eigas comme Godzilla), il caractérise aussi les derniers relents de ce qu’a été le leitmotiv du cinéma de Hideaki ANNO entre 1995 et 2000.

Au travers de cette histoire plus légère Hideaki ANNO met en scène la lutte de Honey KISARAGI, une employée de bureau candide qui peut se transformer en Cutie Honey, contre Sister Jill et son organisation Panther Claws. Avec Cutie Honey,  il renouvelle certains motifs et thématique que l’on pouvait trouver dans ses précédentes réalisations, à l’instar de l’amour présenté comme la force la plus importante de l’humanité mais aussi sa faiblesse la plus destructrice comme dans Nadia, le secret de l’eau bleue. De même, l’amour paternel protégeant le personnage de Honey n’est pas sans rappeler la réelle nature de l’AT Field de Neon Genesis Evangelion et les nombreuses séquences en surimpression constituent échos visuels directs à Love & Pop et The End of Evangelion.

Mais outre les hommages directs au manga original qui ont de quoi satisfaire pleinement les fans de Go NAGAI, Cutie Honey constitue un élément intéressant dans la carrière de Hideaki ANNO bien que celui-ci soit d’une qualité moindre vis à vis de Neon Genesis Evangelion, Love & Pop et Ritual. Traditionnel à chaque réalisation de Hideaki ANNO, Honey dresse une tirade finale résumant le propos que veut transmettre le réalisateur invitant l’antagoniste Sister Jill – et peut-être là encore les spectateurs – à « apprendre à aimer quelque chose de ce monde ». Si la candeur de Honey peut occasionner quelques révulsions oculaires chez les spectateurs les plus exigeants, ceux à la recherche du Hideaki ANNO post-Neon Genesis Evangelion peuvent y voir en filigrane le réalisateur qui lance un dernier regard vers l’âge d’or de sa carrière. Car si sa volonté d’aider était aussi honorable et intense que celle de Honey, il partageait aussi l’aspect candide de son personnage en ne sachant pas réellement comment s’y prendre, ce qui mena aux messages mal perçus et agressifs que proposaient Neon Genesis Evangelion et Love & Pop.

Hideaki ANNO - 7Malgré le fait que Hideaki ANNO se soit bel et bien approprié ses adaptations de Ryu MURAKAMI, Ayako FUJITANI et Go NAGAI, le leitmotiv qui accompagnait sa carrière entre 1995 et 2004 a été à la fois un échec auprès des spectateurs et auprès de lui même. Le réalisateur étant toujours sujet à de nombreuses dépressions dues à son trouble de la personnalité borderline, on peut remarquer ce phénomène social ne semble pas prêt de s’arranger.

Plus qu’un simple message à transmettre, Hideaki ANNO semble avoir mis en place durant cette période une réelle thérapie qu’il offrait, parfois maladroitement, à lui même et à son public. À la suite de cela, Hideaki ANNO se lança avec le studio Khara, dans le projet Rebuild of Evangelion qui, comme son nom l’indique, propose une version alternative de la série originale. Si cette tétralogie propose quelques réflexions intéressantes sur sa propre nature, elle semble néanmoins dénuer de tout ce qui avait fait l’unicité du cinéma de Hideaki ANNO.

Il s’avère par ailleurs difficile de résumer le message d’Hideaki ANNO tant il est soumis à la libre interprétation du spectateur. Néanmoins il est aisé de conclure que pour lui, comme il le décrit dans Ritual, « les arts, à commencer par ceux de l’image, servent uniquement de divertissement, de passe-temps pour ceux qui ne font rien. Ou servent d’échappatoire pour ceux qui ont peur de souffrir. ». Toujours selon Hideaki ANNO, cette fuite de la réalité vers la fiction semble trouver sa solution dans l’instance la plus effrayante et attirante qui existe : autrui.

1 réponse

  1. 6 juin 2017

    […] Hideaki ANNO : L’ingénu qui souhaitait (s’)aider – Partie 2 […]

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