Hideaki ANNO : L’ingénu qui souhaitait (s’)aider – Partie 1

Il est difficile aujourd’hui de n’avoir jamais entendu le nom de Hideaki ANNO lorsque l’on s’intéresse au monde de l’animation japonaise. Membre clef et créateur du studio Gainax, on peut notamment lui attribuer la parenté des séries Nadia, le secret de l’eau bleue et Neon Genesis Evangelion, deux importants succès en matière d’animation dans les années 90. Si l’on ajoute à son parcours la série d’OAV Gunbuster ainsi que sa présence sur les réputés Daicon III & Daicon IV, Hideaki ANNO s’impose incontestablement comme l’un des plus grands noms du monde de l’animation.

Cependant, si ses réalisations animées sont parmi les plus réputées, ses longs métrages en prise de vue réelle restent aujourd’hui largement méconnus. C’est pourtant avec deux adaptations de roman et une de manga entre 1998 et 2004 que Hideaki ANNO a poussé jusqu’à ses plus profonds retranchements le propos sous-jacent qu’il avait développé dans Neon Genesis Evangelion puis dans The End of Evangelion. C’est en créant ainsi un leitmotiv à destination à la communauté otaku qui allait nourrir une part importante de sa filmographie que Hideaki ANNO s’est imposé comme l’un des auteurs importants du cinéma japonais des années 90-2000.

Retour sur son parcours.

Hideaki Anno - The End of Evangelion

Hideaki Anno – The End of Evangelion

D’Ube à un Tokyo animé

Né en 1960 à Ube dans la préfecture de Yamaguchi au Japon, Hideaki ANNO se passionne rapidement pour le cinéma, qu’il soit en prise de vue réelle ou en animation. Il entame sa carrière de réalisateur à l’âge de 17 ans avec un premier court métrage intitulé Nakamu-Rider qu’il filme en 8mm. En 1980, il entre à la section cinéma de l’Université d’art d’Osaka où il y réalise Ultraman avec Hiroyuki YAMAGA, un court métrage parodique de la série homonyme où les deux réalisateurs se partagent le rôle principal. Un an plus tard, les deux compères renouvellent l’expérience à l’occasion d’un concours dans leur école où ils se classeront à la cinquième place avec le court métrage Ultraman Deluxe.Hideaki ANNO

Cependant, il faut attendre 1984 pour que le feu des projecteurs se tourne réellement vers Hideaki ANNO lorsque, à la suite d’une annonce dans le magazine Animage, il est embauché comme animateur clef sur Nausicäa de la vallée du vent de Hayao MIYAZAKI pour animer la séquence du robot géant. La même année il crée avec plusieurs de ses compères le studio Gainax pour produire le film Les Ailes d’Honneamise de son camarade Hiroyuki YAMAGA. Au cours de son histoire, le studio s’est affirmé comme un élément essentiel de l’animation japonaise avec plusieurs grands noms en son sein comme Yoshiyuki SADAMOTO, Kazuya TSURUMAKI ou encore Hiroyuki IMAISHI.

Si le film de Hiroyuki YAMAGA est un échec commercial, la Gainax ne disparaît pas pour autant et sort l’année suivante la première création animée que l’on peut attribuer à Hideaki ANNO, Gunbuster. Non content d’être un premier succès pour la Gainax et d’être annonciatrice en de nombreux points de Neon Genesis Evangelion, la série de six OAV entre dans l’histoire puisque la postérité lui a attribué la parenté du Gainax Bounce, cette attention particulière des animateurs sur l’animation des seins des personnages féminins.

Moins marquée par ce qui caractérisera le cinéma de Hideaki ANNO, la  série Nadia, le secret de l’eau bleue sort en 1990 et adopte un ton plus léger que Gunbuster. Face au franc succès que la  série constitue, les producteurs décident de commander neuf épisodes supplémentaires dont Hideaki ANNO confiera la réalisation à Shinji HIGUCHI. C’est durant cette même période qu’il sombre dans une profonde dépression causée par un trouble de la personnalité borderline (ndlr. trouble présent chez la communauté otaku qui est caractérisé par une impulsivité majeure et une instabilité des émotions, des relations interpersonnelles et de l’image de soi). Hideaki ANNO fait alors de multiples tentatives de suicide et se retire peu à peu du monde extérieur.

C’est durant cette dépression, qui durera près de quatre ans, que Hideaki ANNO commence à construire le leitmotiv qui allait porter sa filmographie de 1995 à 2004 et qui allait afficher ses premiers traits à la sortie de Neon Genesis Evangelion, en 1995. En plus d’être l’une des séries d’animation les plus importantes de l’histoire ayant connu un succès colossal à sa sortie et d’être l’une des principales références en matière de mecha, la série marque profondément les esprits en abordant des sujets qui n’avaient alors quasiment jamais été traités auparavant.

Tout en abordant de nombreuses problématiques philosophiques et existentielles, Neon Genesis Evangelion se place dans un premier temps comme un véritable pain béni pour la communauté otaku en proposant une série basée sur une lutte entre robots géants et monstres divers accompagnée de personnages sur-sexualisés, ce qui en somme réunissait la majeure partie de ce qui plaisait au milieu des années 1990. Cependant, au fur et à mesure des épisodes, la série a connu un tournant progressif menant l’intégralité des personnages vers de profondes dépressions. Lors d’une des rares interviews que Hideaki ANNO a accordé au cours de sa carrière, il expliqua que les marasmes de l’âme qu’il inflige à ses personnages étaient issus des réflexions qu’il avait eu durant sa dépression et que ses trois personnages principaux – Shinji, Rei et Asuka – correspondaient à trois facettes de sa personnalité.

NGE

The End of Evangelion

Malgré l’important succès que connaît la série lors de sa sortie, une polémique accompagne la diffusion des deux derniers épisodes. Occultant ouvertement la fin de l’histoire et quasiment expérimentaux, ces épisodes se passent intégralement dans la tête d’un personnage alors en pleine introspection. C’est  avec ces épisodes à la mise en scène radicale que Hideaki ANNO trouve alors un médium qui lui permet d’adresser une message directement à la communauté otaku. Lui même issu de cette dernière, il tente d’expliquer la manière dont il est sorti de sa propre dépression en invitant ses spectateurs, de manière plus ou moins virulente, à changer leur mode de vie en se confrontant à la réalité et à arrêter de se livrer à une telle forme d’auto-destruction.

À la suite de ces deux épisodes majoritairement mal reçus par les fans, Hideaki ANNO et ses collaborateurs se sont vus adresser de nombreuses menaces de mort les invitant à changer la fin de la série. Pour répondre à cette demande, et comme le veut un certain écueil obligatoire des séries animées à succès, des films ont été annoncés pour apporter la fin initiale de Neon Genesis Evangelion. Dès lors, en mars 1997 sort Death & Rebirth, un re-cut de la série accompagné d’une petite quinzaine de minutes de contenu original. Bien qu’il soit dû à une contrainte budgétaire et à des retards accumulés dans la réalisation, ce manque de contenu inédit a été perçu par certains comme une seconde provocation de la part de Hideaki ANNO à l’encontre de ses fans. Ainsi, avec la sortie de The End of Evangelion en juillet 1997, on pouvait craindre de retrouver un Hideaki ANNO ayant fait le choix d’une narration plus académique et plaisante pour la communauté otaku afin d’offrir cette fameuse fin à Evangelion. Pour autant, le réalisateur renouvelle le message qu’il avait inculqué lors des deux derniers épisodes de Neon Genesis Evangelion de manière encore plus explicite, accusatrice et viscérale au cours d’une représentation expérimentale d’une demi-heure de l’apocalypse venant conclure le film.

Finalement, la conclusion est que le projet Evangelion est un échec vis à vis du leitmotiv que souhaitait inclure Hideaki ANNO, puisque la série créa plus d’otakus qu’elle n’en aida et a nourri de nombreux troubles de la personnalité borderline. C’est à la suite de cela que le réalisateur est retourné à sa première passion, le film en prise de vue réelle, pour entamer la période la plus riche de sa filmographie où il remettra en question l’essence même de son cinéma tout en continuant d’explorer l’esthétique développée dans la séquence en prise de vue réelle de The End of Evangelion et de sa scène alternative.

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Love & Pop

Love & Pop : Tokyo et sa jeunesse décadente

Après un différent artistique sur l’adaptation du manga Entre elle et lui, Hideaki ANNO quitte la Gainax et sombre dans une nouvelle dépression. À la suite de celle-ci, il enfile à nouveau la casquette de réalisateur en 1998 pour son premier long métrage en prise de vue réelle Love & Pop, une adaptation de Topaz II de Ryū MURAKAMI. Si le romancier avait déjà auparavant adapté plusieurs de ses romans, comme Bleu presque transparent en 1979 ou Tokyo Decadence en 1992, Hideaki ANNO devient néanmoins le premier réalisateur extérieur à transposer sur grand écran la vision sombre et pessimiste que Ryū MURAKAMI porte sur une société japonaise à la dérive et sur une nouvelle jeunesse en manque de repères.

Extrêmement contemporain de son époque, Love & Pop traite, au travers du portrait de quatre lycéennes, le phénomène de société que représente l’enjo kōsai, ou compensated dating, une pratique japonaise où de jeunes adolescentes – principalement des lycéennes – sont payées par des hommes plus âgées pour les accompagner dans divers endroits comme au restaurant ou au karaoké. Véritable source d’argent facile pour subvenir aux spasmes consuméristes d’une jeunesse aux besoins immédiats dans une société ravagée par l’explosion de la bulle spéculative, l’enjo kōsai constitue aussi parfois la dernière marche à franchir avant la prostitution.

Outre son sujet quasi tabou, l’une des principales performances de Love & Pop se situe dans son esthétique qui vient embrasser à la perfection la fugacité de cette jeunesse sonique que Ryū MURAKAMI décrivait dans son roman. Au travers d’un montage cut allant transcender les séquences les plus rythmées de Neon Genesis Evangelion, Hideaki ANNO propose une esthétique unique basée sur un style expérimental particulièrement saccadé et déroutant – les champs-contrechamps pouvant durer moins d’une seconde – qui nécessite un effort certain au spectateur pour s’acclimater au film. De même il met en place un véritable terrain de jeu en changeant régulièrement le format de l’image dans une même scène, en ayant recours à de multiples distorsions ou en exploitant au maximum la taille de petites caméras numériques afin de proposer de nombreux plans peu usuels et les plus originaux panchiras de l’histoire du cinéma japonais. Cette esthétique atteint par ailleurs son climax en prenant le spectateur à contre-pied lors de son générique en plan séquence de 6 minutes filmé en 35mm sur une reprise de Ano Subarashī Ai Wo Mō Ichido de Osamu KITAYAMA et Kazuhiko KATŌ par Asumi MIWA.

Love & Pop

Love & Pop

Mais si Love & Pop est indissociable de la verve de Ryū MURAKAMI, le film reste néanmoins très personnel à Hideaki ANNO et au message quasi-similaire à celui que le réalisateur avait inculqué dans Neon Genesis Evangelion et The End of Evangelion. Interrogeant plus spécifiquement sur les rapports entre individus, sur la manière dont la jeunesse trouve un semblant de bonheur dans la consommation de biens et invitant la jeunesse à vivre décemment par respect pour les individus qui tiennent à eux, le film met indirectement en exergue les points communs existant entre ces lycéennes et la communauté otaku. Chacun d’eux cherchant des ersatz de réalité dans des mondes fictifs tels que l’animation, les mangas, la consommation, etc.. Tels deux fruits différents et pourtant si similaires, les otakus et les adolescentes de Love & Pop sont tous deux issus d’un Japon que Hideaki ANNO décrit comme un pays de grands enfants qui, en l’absence de repère adulte fiable, n’ont jamais pu grandir et ne peuvent affronter la réalité qu’au travers d’un monde fait de fiction.

En élargissant sa cible à l’ensemble d’une jeunesse qui voyait ses perspectives d’avenir se ternir, Hideaki ANNO dresse une simple observation d’un phénomène de société qu’il accompagne de sa volonté d’aider autrui à ne pas s’autodétruire et de la noirceur du roman de Ryū MURAKAMI. Ainsi certains verront dans Love & Pop une jeune Hiromi prendre conscience de ses pulsions et décidant de changer son mode de vie alors que d’autres, plus défaitistes, y verront une jeune fille qui, malgré son épiphanie, continuera perpétuellement sa fuite de la réalité. Dès lors, peu importe la perception que l’on en a, Love & Pop se place comme la caractérisation d’un Hideaki ANNO représentant un ensemble de génération souhaitant sortir de la spirale d’un monde sans repères au travers d’un énième appel au secours.

Love & Pop 3Malgré le succès qu’ont été Nadia, le secret de l’eau bleue et Neon Genesis Evangelion et malgré la présence de grands noms du cinéma indépendant tel que Tadanobu ASANO ou Mitsuru FUKIKOSHI, Love & Pop n’a pas bénéficié d’un public important et n’a donc pas eu l’occasion de transmettre pleinement son message auprès des individus à qui il était destiné. Pour autant, le film est devenu malgré tout avec le temps un film symbolique de l’art underground japonais à l’instar du clip de Shinsei Kamattechan pour leur morceau Hikari No Kotoba et de la reprise de Ano Subarashī Ai Wo Mō Ichido par Kindan No Tasūketsu qui s’inspirent ouvertement du générique de fin de Love & Pop.

De plus, Love & Pop constitue la marche essentielle que nécessitait Hideaki ANNO pour mûrir la réflexion initiée à la fin de Neon Genesis Evangelion et qui est venu par la suite les deux autres adaptations en prise de vue réelle qui ont suivi. Véritable quête identitaire et volonté d’aider une communauté dont il fait partie intégrante, le tournant qu’a pris la carrière de Hideaki ANNO en 1995 se concrétisera en 2000 avec la sortie de Shiki-Jitsu en devenant un profond retour sur soi puis évoluera en une allégorie de candide et survitaminée de celui qu’il a été depuis 10 ans avec la sortie de 2004 de Cutie Honey

Tout un programme pour notre deuxième et dernier épisode de notre dossier, qui vous attend ici : 

Hideaki ANNO : L’ingénu qui souhaitait (s’)aider – Partie 2

4 réponses

  1. 30 mai 2017

    […] nous le présentions dans la première partie de notre dossier consacrée à Hideaki ANNO, si Nadia, le secret de l’eau bleue et Neon Genisis Evangelion sont parmi les animés les […]

  2. 16 juillet 2017

    […] faudra attendre le Shin Godzilla de Hideaki ANNO et de Shinji HIGUCHI (encore lui), pour avoir le seul film à ce jour parvenant à égaler la […]

  3. 19 janvier 2018

    […] leurs productions les plus connues serait cependant une trahison, et nous avons déjà traité dans un précédent dossier une partie du travail de ANNO. Cependant cet intérêt réside aussi dans un lien très étroit […]

  4. 11 février 2020

    […] « Hideaki Anno, l’ingenu qui souhaitait s’aider partie 1 » [archive], sur journaldujapon.com, 19 mai 2017 (consulté le 13 juillet 2018) […]

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