[Interview] Dans les coulisses d’Eurozoom, LE distributeur indépendant de l’animation japonaise (mais pas que)…
Le cinéma japonais en France, et surtout celui d’animation, a toujours été une composante essentielle de tous les amoureux de la culture japonaise et les nombreuses sorties de ces dernières années pourraient même nous faire oublier qu’il n’en a pas toujours été ainsi, ou que les films des studios Ghibli en ont été pendant une décennie le seul représentant de son cinéma dans l’esprit du grand public. La vie du cinéma d’animation en France, tout comme celui du cinéma japonais d’auteur et de fiction, n’est pas du tout un long fleuve tranquille. Pour en témoigner, nous sommes allés à la rencontre d’un cas assez unique, celui de la société Eurozoom – distributeur indépendant grand spécialiste de l’animation japonaise, entre autres – et sa créatrice, Amel Lacombe.
Une interview fleuve pour mieux appréhender la distribution d’un film, son éditorialisation, son public de passionné, et la façon de démocratiser un cinéma japonais qui a toujours besoin, malheureusement, de montrer patte blanche…
Eurozoom & Amel Lacombe : un parcours d’indépendant
Journal du Japon : Bonjour Amel Lacombe, et merci pour ton temps. Pour commencer, pour situer un peu ton parcours et celui d’Eurozoom, peux-tu nous dire comment l’aventure a commencé ?
Amel Lacombe : Alors à l’origine je n’étais pas du tout dans le secteur du cinéma. J’ai fait HEC et je travaillais sur des choses assez “sérieuses” (Conseil en organisation, Management, etc.) mais j’ai toujours été une grande cinéphile et j’ai toujours eu la volonté de travailler dans ce domaine. Mais il fallait bien payer les factures et je n’avais pas forcément la possibilité de rêver, travaillant dans un univers assez fermé, assez “normé” même, même si lucratif.
Mais mon père a eu un cancer et il est mort en quelques mois, et je me suis dit que la vie ne se résumait pas a une vision utilitaire du boulot, qu’il fallait faire ce que j’avais envie de faire parce que, on ne sait jamais, le temps est compté. J’ai donc démissionné et me suis mise en recherche d’un emploi dans le cinéma.
Après, ce fut assez difficile. Je suis Tunisienne d’origine, venue en France pour faire HEC à l’aide d’une bourse et je n’avais jamais baigné dans le microcosme parisien. Mais j’ai eu la naïveté de croire qu’avec mon beau diplôme de Grande École, mon expérience réussie de Conseil en management et ma cinéphilie, je pourrais trouver… Sauf que non. Je n’avais pas un nom vraiment “comme il fallait” et de fait, se prévaloir d’un diplôme était plutôt mal vu à l’époque… Il fallait faire partie du club, ou encore mieux être adoubé de naissance, en étant le fils ou la fille de quelqu’un du milieu….
Donc j’ai galéré et enchaîné des boulots au noir et hyper mal payés, ce qui m’a poussé finalement à créer ma propre boîte. Pour moi, le plus logique était de commencer par la distribution, un métier très peu connu mais dans lequel il y a une importante composante commerciale qui convenait à mon expérience, mais aussi des investissements beaucoup moins lourds et un relationnel beaucoup moins pesant que dans le secteur de la production.
C’était donc le métier le plus pragmatique que je pouvais envisager, et l’histoire a commencé ainsi, avec ma propre boîte parce que les autres ne voulaient pas de moi… Ce qui au final est bien plus réjouissant, car aujourd’hui je suis bien mieux chez moi !
Pourquoi le nom de Eurozoom au fait ?
A l’origine, je cherchais un nom court, qui claque et qui commence par Z, l’initiale de mon non de jeune fille. J’ai donc opté pour ZOOM mais quand je suis allée faire le dépôt du nom, il y avait déjà un Zoom dans la place, par manque d’inspiration j’ai rajouté EURO et le tour était joué !
À cette époque comment s’est fait le choix des premiers films ?
Au début, trouver un film est très difficile, donc il y a forcément des choix par défaut.
Acheter les films a un coût non négligeable quand tu débutes, et en plus, il faut que les gens te fassent confiance et acceptent de te les vendre, ce qui est compliqué quand tu ne connais personne. En fait, il faut savoir que généralement les distributeurs ont eux-mêmes fait leurs classes chez d’autres distributeurs : 80% des distributeurs indépendants à Paris ont fait leurs classes chez MK2 ou alors dans d’autres grosses sociétés où ils se sont construits un carnet d’adresse et ont acquis de l’expérience avant de partir monter leur propre boîte. C’était assez rare de venir d’un autre métier et de partir de zéro.
Donc voilà ce n’était pas évident de “choisir” mais j’ai évidemment pris des films que j’aimais – il était hors de question de prendre des films que je n’aurais pas aimé – et qui étaient des films d’auteurs, français par exemple. Au début, j’ai aussi travaillé en exécutif, c’est-à-dire que je travaillais pour des producteurs qui n’arrivaient pas à sortir leurs films et je les aidais avec un concept que j’avais imaginé à l’époque et que l’on retrouve un peu maintenant, qui est la distribution exécutive.
Petit à petit, j’ai appris en pratiquant. Au bout d’un certain temps, 4-5 ans, tu as suffisamment de contacts et d’expérience pour faire des choix plus précis, et c’est plus ou moins à cette période que j’ai pensé à explorer ce qui n’était pas déjà mainstream. C’était aussi bien de la curiosité que de la nécessité : quand tu arrives et qu’un tel est un spécialiste du cinéma italien (bon aujourd’hui ça se fait moins mais c’est dans l’idée), qu’un tel est spécialiste du cinéma art et essai asiatique, un autre spécialiste du cinéma de fiction, du cinéma anglais, du Woody Allen, etc., que tous les gros auteurs indépendants sont déjà pris… tu te poses la question de quelle peut-être la niche qui te correspond, de ce qui peut être ton avantage compétitif. Donc, je me suis mise en recherche de secteurs peu exploités et il se trouve que la culture japonaise m’ayant toujours attirée, j’ai donc cherché de ce côté-là. Très vite, il m’est apparu évident que le cinéma d’animation ne se limitait pas à MIYAZAKI que tout le monde connaissait.
Donc, par curiosité, par intérêt pour la culture japonaise et par la recherche d’un pré-carré pour ma société, je me suis donc intéressée à l’animation japonaise, hors Miyazaki.
Tiens, d’ailleurs pour resituer un peu le contexte à nos lecteurs, à quelle année remonte la création d’Eurozoom ?
Alors, c’est un peu compliqué parce qu’officiellement c’est en 1997, mais il y a eu une coupure où je suis allée pendant quelques années aux États-Unis. Donc, je dirais qu’en gros Eurozoom a 20 ans d’exercice et la genèse s’est faite fin des années 90 – début des années 2000.
20 ans déjà ! Et maintenant, dans le choix des films, il y a le cinéma d’animation et le Japon mais l’identité éditoriale d’Eurozoom ne tient pas qu’à ça, non ? Comment la résumer ?
Je dirais qu’Eurozoom avance désormais sur deux jambes. Il y a l’animation au sens large, avec l’animation japonaise mais pas que, avec de l’animation à la fois intelligente et différente. Des titres comme Buñuel ou Happiness Road ne sont pas de l’animation japonaise mais trouvent chez nous leur identité ; il y a peu de gens qui osent s’attaquer à l’animation pour adulte car il y a toujours cette espèce de frein y compris chez les programmateurs où l’on pense que l’animation ce n’est que pour les enfants et qui ne voient pas comment traiter des films comme Buñuel ou Happiness Road.
Donc, nous avons toujours veillé à nous intéresser à l’animation étrangère, car l’animation française est, elle, déjà traitée par de nombreux distributeurs et nous n’avons pas forcément de valeur ajoutée spécifique pour venir les concurrencer sur ce créneau-là. Donc, nous nous intéressons à l’animation européenne, américaine et sud-américaine… étrangère au sens large, et bien évidemment japonaise. À ce jour nous avons sorti 42 long-métrages d’animation japonaise, ce qui fait de nous les détenteurs du record absolu sur ce cinéma dans les salles de cinéma en France. Nous en sommes vraiment fiers !
Tu te souviens du premier ?
Le premier c’était Appleseed de Shinji ARAMAKI… Qui était inconnu du grand public à l’époque et que la France a retrouvé bien plus tard avec son Albator qui a connu un énorme succès !
Et la deuxième jambe ?
C’est le cinéma d’auteur. C’est un secteur difficile car beaucoup de distributeurs travaillent le cinéma d’auteur mais nous y trouvons notre place qui correspondent à une certaine vision du cinéma et du monde. Ce sont des choix extrêmement subjectifs. Ce qui est très important pour nous dans ces choix c’est également le suivi des auteurs comme nous pouvons le faire avec Kiyoshi KUROSAWA avec qui nous avons travaillé sur trois films. Nous ne l’avons pas découvert, à l’époque ce sont des distributeurs dont plusieurs ont depuis disparu comme Zootrope Films (NDLR : Loft, Licence To Live, Kairo, Charisma,…) qui était un excellent distributeur. Mais, voilà, nous suivons des réalisateurs et nous tentons de les mettre en avant.
Je pense que cette seconde jambe est aussi importante pour l’animation japonaise. Le fait que nous travaillons une autre typologie de cinéma, de fiction ou de documentaire, qui est plus accessible, qui est plus habituelle dans le cadre de la programmation en France, c’est ce qui nous a permis de donner à l’animation japonaise une autre dimension. Si nous avions été uniquement un distributeur d’animation, nous n’aurions pas eu autant de contact avec les salles d’Art et d’Essai ou avec les circuits de distribution classique. Cette double capacité de traiter des films d’animation et des films “classiques” a apporté une vraie crédibilité de cinéma à l’animation japonaise. Nous n’avons pas voulu nous contenter de prendre des films d’animation prévus en DVD pour en faire des sorties en salles, nous les avons approché comme des vrais films de cinéma. Pour nous, qu’il s’agisse d’animation ou de live, c’est avant tout du film de cinéma.
Ce qui permet d’éviter une étiquette réductrice d’œuvres destinées “aux gens bizarres qui regardent des trucs du Japon”, non ?
Exactement. Cela nous a permis de travailler avec les salles les sorties d’animation japonaise comme des sorties “normales”. Il n’y a rien qui ne m’horripile plus que les sorties événementielles d’animation ou les pseudo festivals d’animation parce que cela remet l’animation japonaise dans le ghetto où elle était il y a 15-20 ans quand j’ai commencé à travailler dessus. Ça la remet dans une sorte de niche qui n’est programmée que quelques séances et pas tous les jours et où il faut en faire un événement pour que les gens se bougent. Cela la sort du panorama des sorties habituelles de cinéma, qui elles reposent sur une vraie couverture presse généraliste, des investissements non négligeables en promo et pub, et cela lui enlève énormément de son potentiel.
Aujourd’hui cela paraît presque évident pourtant, qu’un film comme les Enfants de la mer soit évoqué dans tous les médias, que l’on fasse venir le réalisateur, qu’il y ait une campagne d’affichage en colonne Morris, dans le métro, que nous ayons six projections pour la presse, un dossier de presse, des livrets d’activité, des dossiers pédagogiques…etc. Tout ça paraît normal mais je peux t’assurer que lorsque j’ai commencé ce n’était pas le cas. Donc, lorsque je vois des projections uniques au Grand Rex ou des Events dans quelques CGR, on repart en arrière de 15 ans ! Certes, c’est plus lucratif et il y a moins de risques – pour sortir un film de manière classique il faut bien compter 100 000 euros minimum alors que pour de l’événementiel en comparaison c’est presque rien – mais on ne traite plus le film comme une œuvre de cinéma : il n’y a que très peu de presse et pas du tout le processus qui accompagne une vraie sortie.
Cela me met en colère car je m’interdis de le faire alors que je pourrais sûrement gagner plus d’argent et moins me prendre la tête à faire ce type « d’events ». Mais je ne le fais pas parce que, d’abord, tous les fans d’animation japonaise n’habitent pas dans le 2e à Paris et qu’ensuite, je ne vois pas pourquoi on devrait traiter l’animation japonaise différemment du reste du cinéma. Et je dis “différemment” mais je ne vois pas comment le dire autrement sans le dire de manière péjorative parce que l’animation japonaise est facilement mal considérée.
Quand j’ai commencé, personne ne voulait d’Appleseed et personne ne croyait qu’il était possible de sortir au cinéma de l’animation japonaise en dehors de Miyazaki. Quand je leur proposait de voir le film les programmateurs de salles me disaient : “T’es gentille avec tes robots mais c’est pour les mômes du Club Dorothée ça, donc, merci mais va voir ailleurs ”. Les seuls à nous avoir suivis dès le début sur l’animation japonaise en version originale c’est UGC. Historiquement les liens avec les ayants-droits se faisaient via les éditeurs vidéos donc à l’époque je collaborais avec Kazé. Lorsque on a fait Appleseed ensemble ils étaient très contents du résultat mais ensuite ils se sont dit qu’il y avait un marché et ils sont allés proposer leurs œuvres ailleurs. Ils ont donc fait la tournée des distributeurs, en partant du principe qu’Eurozoom était trop petit… Mais personne n’a voulu les suivre et donc finalement ils sont revenus vers nous pour Origine, Piano Forest, La Traversée du temps et d’autres.
C’est donc assez amusant de voir, à l’heure où je te parle, les gros distributeurs, bien plus gros que nous, essayer de récupérer le marché de l’animation japonaise hors Miyazaki.
Je me souviens d’ailleurs d’un tweet de toi sur le cas de Mamoru HOSODA, lorsque Gaumont Distribution l’a récupéré après que vous l’ayez fait connaître…
C’est le genre de chose qui est arrivé plusieurs fois. Pour Mamoru HOSODA, les ayants-droits ont décidé que Gaumont c’était mieux qu’Eurozoom alors que si Mamoru Hosoda était connu et fonctionnait en France ça venait du fait que nous avions travaillé sur ses trois premiers films, cela ne s’est pas fait tout seul. Donc Gaumont s’est occupé du film suivant, Le Garçon et la Bête avec une distribution et un nombre de salles plus grande et le soutien de leurs propres salles Gaumont et Pathé, ils ont quand même fait moins d’entrées que Les Enfants Loups, qui à l’époque était sorti sur 50 copies… Et les 50 copies je peux t’assurer que j’étais allée les chercher avec les dents ! (Rires)
Rebelote avec Mirai, ma petite sœur, qui est allé chez un autre gros distributeur (NDLR : Wild Bunch) et qui, malgré une sélection à Cannes et une nomination aux Oscars, n’a pas fait, là non plus, mieux que Les Enfants Loups.
D’un côté c’est rassurant parce que ça prouve que la passion, l’expérience et la connaissance de ce milieu font que nous sommes tout de même capables d’avoir le meilleur nombre d’entrées par copie et même le meilleur nombre d’entrées tout court dans ce cas-là, parce que nous faisons un travail en profondeur. Pour les grosses boîtes, ce sont des coups d’opportunité, si ça marche en sortie nationale tant mieux sinon tant pis, ils ont d’autres chats à fouetter et le film n’a pas vraiment de vie en salles. Ce n’est pas un jugement de valeur attention, c’est juste un modèle économique différent.
On a des exemples similaires dans la Jmusic avec des artistes qui, une fois connus grâce au travail d’indépendants, ont été repris par des gros tourneurs qui, une fois qu’ils ont signé cet artiste, sous-traitent la gestion de ce dernier et la communication autour de sa venue à des petites boîtes parce que s’occuper de lui ou traiter avec lui sur le fond…
Cela ne les intéresse pas.
Exactement…
Cinéma d’animation : la vie après MIYAZAKI
Tu évoquais tout à l’heure le cinéma d’animation “hors Miyazaki” comme l’un de vos axes. Est-ce que tu penses justement que nous en avons fini avec cette période du cinéma d’animation japonaise en France qui ne brille que par Ghibli ?
J’ai envie de te dire oui et non. Je pense que nous sommes sortis de Ghibli depuis assez longtemps au Japon et aussi pour ceux qui connaissent l’animation japonaise. Le problème c’est de vendre cet autre cinéma d’animation. Nos relais ont beaucoup de mal à sortir de Ghibli. Notre premier relai que sont les salles ont du mal à dépasser ça, même si cela s’est arrangé maintenant. Mais elles continuent de penser, pour certaines, qu’il y a un cinéma d’animation japonais à deux vitesses : le cinéma de Miyazaki qui fait un million d’entrées et qui a le droit à tout, et le reste qui n’a le droit à rien et qu’on ne fait qu’à condition que cela ne nous dérange pas trop aux entournures…
Sauf qu’ils oublient qu’avant de faire un million d’entrée, les premiers films de Miyazaki ne sortaient même pas en salles en France. Les premiers Ghibli en salles françaises faisaient douze entrées et demi et le véritable envol a finalement été leur association avec Disney.
Au Japon, il n’y a jamais eu vraiment le problème de n’avoir que du Ghibli ou que du Miyazaki car il y a toujours eu plein de propositions différentes. Mais les salles chez nous restent très attachées à cette étiquette… et les médias aussi ! Tu montres un film d’animation japonaise à un jeune journaliste français qui travaille pour un mass media il va te dire “ah c’est comme Miyazaki” ou “C’est moins bien ou presque aussi bien que Ghibli”
Alors que, chez les fans d’animation japonaise en France, c’est même le contraire qui se passe : l’abus de cette référence à Miyazaki finit par les énerver plus qu’autre chose… J’ai eu pas mal l’occasion d’en parler avec des fans sur Twitter qui hurlent dès que l’on met Miyazaki sur l’affiche, en essayant de leur expliquer que, pour que ce cinéma s’impose, il doit s’ouvrir le plus possible, à une audience la plus grande possible. Si pour cela il suffit de coller Miyazaki ou Ghibli sur l’affiche pourquoi vouloir que nous nous en privions ? D’autant qu’il ne s’agit pas de nos paroles mais de citations de presse.
Alors je ne le fais plus maintenant parce que sinon les communautés de fans ne parlent plus que de ça et le buzz devient hyper négatif même si le film est génial. Donc je ne le fais plus, mais j’avoue que ça m’a amusée de voir Wild Bunch le faire sur Le Mystère des Pingouins…
C’est vrai que lorsque nous avons reçu le communiqué de presse, ça nous a tous fait bondir à la rédaction, pour le coup nous en avons oublié de parler du film…
Et eux s’en sont pris plein la tête à cause de ça. Donc, voilà, moi, je ne le fais plus. Mais le rapport avec les fans est parfois complexe. C’est comme quand quelqu’un aime un groupe de musique obscur puis un jour va dire “Ah non, eux, ils sont devenus mainstream donc, je ne les aime plus”… tu vois ce que je veux dire ? Il y a aussi cette difficulté-là dans la démocratisation de l’animation japonaise.
Dans un premier temps, il y a un rapport très fort qui s’établit avec des fans qui nous apportent des cadeaux au bureau qui sont très gentils qui nous disent “Je vous aime” et moi, je leur réponds parce que je trouve ça très mignon – bon je ne peux pas répondre à tout le monde, mais j’essaie. Plein de fans sont venus me voir à des avant-premières avec des larmes aux yeux en me disant “Merci Madame (comme si j’avais 110 ans) parce que, tu vois, grâce à toi, Madame, mes parents me prennent plus la tête quand je regarde de l’animation japonaise.” Nous avons quand même réussi – en passant plusieurs fois aux JT, en faisant des couvertures de Libération, du Monde, etc. – à transposer leur univers culturel de la cave des otaku et des nerds à la salle à manger parce que l’on passe à la télévision, ce qui leur permet de montrer que les univers et les films qu’ils aiment sont de qualités et ont toute leur légitimité. Il y a eu cette phase où les fans étaient contents car il y avait une certaine reconnaissance. Mais maintenant, il y a une seconde phase où, si tu essaies d’être trop mainstream, tu te fais engueuler… Et en même temps, si tu n’es pas dans leurs salles de cinéma, tu te fais taper aussi (Rires).
Donc, c’est un peu compliqué car nous devons trouver l’équation qui nous permet de toucher un plus large public en dehors de cette cible de fans tout en restant fidèle à ce public, que je respecte énormément parce que ce sont des gens qui nous accompagnent à longueur d’année sur tous nos films. Donc, c’est important de rester fidèle, mais on ne peut pas perdre de l’argent sur tous nos films sinon, on n’existera plus.
En quelque sorte, actuellement, il y a une sorte de revers de la médaille sur tout le travail que nous avons fait. Pendant des années nous sortions des films qui n’intéressaient aucun des distributeurs et très peu de salles. Nous avons pourtant fait de très bonnes entrées mais les chiffres ne se voyaient pas car cela se faisait sur la longueur et que les organismes de collecte de données sur le nombre d’entrées qui rendent ça public ne donnent les entrées que sur les premières semaines. Avec un film comme Les Enfants Loups tu fais des entrées sur des années mais les gens n’étaient pas au courant. Donc, nous faisions des cartons mais il n’y avait pas trop de buzz là-dessus ni trop de jalousie.
Mais une fois que nous avons fait Your Name – qui n’a pas fait un si gros carton que ça comparativement parce que les salles n’ont pas trop joué le jeu – il y a eu une telle visibilité, car ce film a été un phénomène mondial, que, tout à coup, tous nos concurrents ce sont mis a s’intéresser à ça.
Donc, il y a une sorte de double peine car nous avons défriché tout un secteur et nous avons vraiment créé ce secteur de l’animation japonaise hors Ghibli en France . Avec 40 films, personne ne peut dire qu’il l’a fait à notre place. Malgré notre expérience là-dessus d’autres intervenants viennent maintenant avec des gros chèques et arrivent pour ramasser le morceau. Ce qui génère d’ailleurs une nouvelle tension, celle des prix d’achats qui sont de plus en plus élevés. Il nous arrive donc de perdre des auteurs comme HARA ou Hosoda mais quand nous les gardons ou que nous en découvrons de nouveaux, nous devons les payer 4 à 5 fois plus chers qu’il y a 5-6 ans.
Donc, c’est compliqué et il est difficile de dire de quoi demain sera fait…Moi, je ne sais pas en tout cas.
Japon : les auteurs & le public
Parlons maintenant du cinéma live, en restant sur le cinéma japonais. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce cinéma et quel est son public cible en France, s’il y en a un ?
Avant tout, sur le cinéma japonais live, je tiens d’abord à dire que d’autres distributeurs ont beaucoup plus d’expérience que moi. Autant sur l’animation japonaise en France, Eurozoom est le premier distributeur en terme d’expérience, de nombre d’entrées et de titres… Donc, parfois, je la ramène un peu plus (rires), autant sur le cinéma japonais live je ne peux pas me le permettre : ce n’est pas moi qui ai découvert Kurosawa, d’autres l’ont fait 15-20 ans avant moi, ce n’est pas moi qui ai fait connaître KORE-EDA…
Je suis arrivée au live par le film de Kurosawa et par cercles concentriques : en allant aux festivals, forcément, je vais voir ces films tout comme d’autres collègues et si le film m’intéresse, je contacte le vendeur pour l’acheter. De plus, en bossant beaucoup sur le Japon, il peut aussi m’arriver d’avoir des informations ou des contacts qui me permettent d’anticiper l’arrivée des films.
Cela étant dit, mon approche du cinéma japonais est la même que pour tous les autres types de cinéma : ce qui m’importe, c’est le suivi des auteurs. C’est ma vision du métier de distributeur, libre à chacun de la partager ou pas. Mais une fois que je rencontre un auteur à l’occasion d’un film et que j’apprécie ce qu’il fait, mon objectif est de le suivre autant que je peux, dans les bons comme dans les mauvais coups, sans opportunisme mais parce que je pense que cet auteur correspond à une façon de voir le cinéma, à mes valeurs, à mon envie de montrer des films…
Kurosawa tant que je peux le suivre je le suivrai, par exemple. Pour moi, c’est un auteur majeur et c’est surtout quelqu’un qui voit son art comme un artisanat – c’est un artisan du cinéma. C’est quelqu’un qui aime le travail bien fait et qui respecte le travail des uns et des autres, que ce soit lors de la réalisation d’un film ou dans son rapport aux distributeurs. C’est une association qui me convient parfaitement, il y a une osmose que j’aimerais poursuivre. Je ne sais pas si je pourrai mais j’essaierai en tout cas.
C’est pour ce genre de chose que j’ai fait plusieurs films de Hosoda, que j’ai fait 3 films de Keiichi HARA (avant qu’on nous le prenne, celui là aussi)… J’essaye de poursuivre, mais ce n’est pas toujours évident : certains réalisateurs font un film puis passent à autre chose ou mettent des années avant de produire un autre film, font des séries TV… Parfois, c’est avec le producteur que l’on ne s’entend pas parce que, parfois, les réalisateurs changent de producteur. Mais voilà, c’est la vision que j’ai de mon métier.
Ensuite, sur le cinéma japonais de fiction je pense qu’il y a une très forte adéquation en France pour le Japon au sens culturel large. Bon, ça ne concerne pas 100 % du public évidemment, les amateurs de Promare n’iront pas TOUS voir le prochain Kurosawa, c’est sûr ! (Rires).
Mais je pense qu’il y a tout un vivier d’amateurs qui appartiennent maintenant à plusieurs générations, qui ont un amour culturel du Japon et qui iront assez spontanément vers toute production qui vient du Japon, de manière très large, qu’il s’agisse d’un album de YOSHIKI ou d’un film de Kurosawa .
Il y a une étiquette Japon qui attisent la curiosité de tout un public
Voilà, et il est assez large. Par exemple, il y a peu nous avons fait une avant-première de Kurosawa aux Halles, et dans la salle il y avait de tous les âges, des cheveux blancs comme des gens très jeunes. C’est là que tu vois que cette cible n’est pas facile du tout à caractériser car en terme d’âge, c’est assez vaste et en terme de catégories socioprofessionnelles aussi : il y avait aussi bien un public bourgeois façon “mocassins à glands” que des néopunks. L’impact en France de choses comme la culture manga, le Club Dorothée, Japan Expo,… touchent une vaste population et parfois, il y a des intersections entre les publics cibles intéressés par le Japon qui peuvent donner un résultat assez difficile à prévoir ou à classer. Actuellement, c’est surtout le côté transgénérationnel qui s’est installé. Je ne suis pas fan de la foule donc je ne vais pas souvent à Japan Expo mais je m’y suis rendue cette année et j’ai vraiment été marquée par toutes ces familles qui y venaient et qui pouvait balayer jusqu’à trois générations… et tous en cosplay ! (Rires)
C’est vrai aussi dans le milieu du manga où le manga dit de patrimoine rencontre de plus en plus de succès parce que le public a grandi…
C’est un marché vraiment très intéressant car il arrive à maturité, en effet. Je trouve ça fascinant parce qu’en France on catégorise souvent les gens. Je te disais au départ qu’avec mon bagage HEC + diplôme en conseil, on m’avait souvent dit que je n’étais pas faite pour le cinéma. Mais là, les fans de Japon peuvent aussi bien aller voir un film comme Promare avec du mécha, des couleurs dans tous les sens qu’un film hyper pointu qui parle d’histoire japonaise. L’étiquette Japon que tu citais induit une curiosité qui permet aux gens de s’intéresser à tout ce que tu leur proposes, c’est vraiment très chouette.
Ce sont beaucoup de passionnés d’une frange culturelle japonaise comme le manga, l’animation, etc. qui deviennent des passionnés du Japon et de sa culture de manière plus globale…avec l’inconvénient qui va avec tout public passionné qui est parfois très exigeant.
Oui aussi, et c’est aussi ça qui me fait enrager dans la programmation événementielle d’animation japonaise, c’est que cela fait perdre à ce public ses habitudes de cinéma et la compréhension du fonctionnement du cinéma, ou ça fait qu’ils ne l’ont jamais eu parce que c’est une communication très en amont d’une seule séance à telle heure et tel endroit. Alors que dans la distribution de cinéma classique, c’est pas la peine de venir me voir et de me demander la programmation dans les salles 18 semaines avant parce que la programmation cinéma en France, un pays où il sort 800 films par an, on peut l’ébaucher avant mais elle se confirme le lundi de la semaine de sortie en réalité. Et en plus, quand je l’annonce à l’avance on me dit que je me trompe parce qu’il n’est pas marqué sur UGC.fr ou le site de la salle, mais tout simplement parce que la salle n’annonce que ses films de la semaine !
Il y a toujours cette incompréhension qui vient de l’habitude que l’on a donné à la cible de l’animation japonaise de faire de l’événementiel pour une date et une heure calée des semaines en avance alors que pour le cinéma classique il faut se mobiliser la semaine de la sortie, se renseigner à partir de ce moment-là et y aller parce que si tu n’y va pas la semaine de la sortie et que les chiffres sont mauvais, le film est éjecté par les programmateurs. L’autre souci est que tous les films qui sortent en salles ne sont pas tous Marvel ou Star Wars, qui eux sortent en même temps et dès le départ dans tous les cinémas de France. Parfois, certains m’interpellent en me disant que le film n’est pas dans leur ville alors qu’il n’est juste pas dans LE cinéma où ils ont l’habitude d’aller. Parce que la plupart du temps nous passons bien dans tous les cinémas de France – Les Enfants Loups nous avons fait plus de 5000 salles, mais nous n’y sommes pas en même temps !
J’essaie d’expliquer aux gens, et on communique aussi bien pour soutenir les films que pour donner ce genre de détails pratiques et techniques sur les salles et les horaires, mais beaucoup d’entre eux ne savent pas comment se consomme le cinéma parce qu’on leur a donné des habitudes erronées. Parfois, ils nous contactent directement, y compris dans nos bureaux, pour savoir quand et si le film passe chez eux alors qu’un simple passage sur un Allociné.fr le mercredi de la sortie fait tout aussi bien, plutôt que de galérer à trouver et appeler un distributeur pour avoir l’info.
Donc, voilà, on a affaire à des gens passionnés, super curieux et sympas en général mais qui n’ont pas toujours les codes du cinéma.
C’était l’occasion de passer ce message en tout cas !
Puisque nous sommes dans une pédagogie du fonctionnement du cinéma j’ai une question, un truc que je n’ai jamais trop su, c’est le nombre de bobines disponibles tout comme le nombre de salles qui diffusent un film : comment cela fonctionne ?
C’est très compliqué. Comme je te le disais, 800 films sortent par an, sur 52 semaines. Et tous veulent être dans le plus de salles possibles. Donc, en effet, comment tu fais pour avoir de la place ? C’est justement notre métier.
Nous, notre fond de commerce, c’est notre relationnel avec les salles. Nous sommes en contact avec eux toute l’année et leur programmateur, qu’il s’agisse de salles indépendantes ou des programmateurs de circuits. Notre travail est donc de les convaincre, comme un éditeur tente de convaincre un libraire de faire de la place pour son livre. D’ailleurs notre fédération, la FNEF est la Fédération Nationale des Éditeurs de Films car nous sommes nous aussi des éditeurs et d’ailleurs le nom de distributeur porte à confusion, nous ne sommes absolument pas que ça. Nous choisissons un film – il y a cette décision éditoriale de prendre ou pas une oeuvre – et ensuite nous bâtissons toute son identité, nous l’éditorialisons dans la mesure où nous allons choisir une affiche, un film annonce, faire une version française sous-titrée et/ou doublée, nous allons choisir nos attachés de presse, travailler avec eux et avec la presse, s’occuper du marketing. Du travail d’éditeur, en résumé.
Donc, nous essayons de convaincre les programmateurs de salles que notre choix de film est le bon et que lui, il va pouvoir faire des entrées avec. Le problème est que notre marché est en surtension où 80% des entrées sont faites par, disons, quelque chose comme 50 titres. Les 750 autres se partagent le reste. Disney en 2019 cumule déjà 34 millions d’entrées…
Dans ce marché saturé, il est de plus en plus difficile de vendre la différence.
Avant-dernière question : tes succès ou déceptions de l’année écoulée de fin 2018 à fin 2019 ?
Je dirai que sur cette période il n’y a eu ni de très gros succès ni de très grosse déception. Je retiens surtout deux films majeurs : Okko et les fantômes et Les Enfants de la mer.
Okko et les fantômes, au Festival d’Annecy, n’a pas eu un écho très positif auprès des fans, je ne sais pas pourquoi, mais nous avons un peu galéré au moment de la sortie forcément à cause de ce bouche à oreille un peu négatif. Mais au final il continue de tourner et je pense qu’il fera quelque chose comme 100 000 entrées. C’est un peu moins que ce que nous espérions mais ça n’a rien de catastrophique.
Les Enfants de la mer a lui été extrêmement bien accueilli à Annecy avec une presse fabuleuse. C’est un film formidable du studio 4C mais aussi un film un peu compliqué…
La dernière partie a, en effet, divisé notre rédaction, mais ceux qui ont aimé ont adoré cette partie-là justement…
Moi aussi, et c’était l’une des raisons pour laquelle j’ai choisi ce film, mais il y a toute une dimension psychédélique que tout le monde n’aime pas. Là aussi, ce n’est ni une déception ni un carton un peu près comme Okko.
Mais ce sont deux films qui nous ont coûté chers, sur lesquels nous avons fait beaucoup de communication donc, nous espérions toucher le grand public. Mais avec 100 000 entrées tu ne touches pas le grand public, tu élargis la base des fans, pas plus.
C’est une année un peu moyenne au final.
Pour finir, c’est un peu l’instant pub, qu’est-ce qui nous attend avec Eurozoom sur cette fin 2019 et ce début 2020 ?
Il y a Jésus, un film de Hiroshi OKUYAMA, un premier film qui est complètement barré et en animation, je peux t’annoncer The Relative Worlds de Yuhei SAKURAGI, qui sort le 18 mars prochain.
On a également une activité VIDEO importante, avec les sorties actuelles et prochaines de RITA et MACHIN en collaboration avec Gallimard, de Okko et les Fantômes avec AB, de Liz et l’Oiseau bleu notamment. Et on travaille sur la sortie très attendue de la vidéo de Promare et des Enfants de la mer pour début 2020 !
On les note dans nos agendas pour ne pas les rater, merci et bon courage à Eurozoom !
MERCI !
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Vous pouvez retrouver également notre interview du réalisateur Kiyoshi KUROSAWA ou la critique de son dernier film, Au Bout du Monde. Côté cinéma d’animation vous pouvez vous faire un avis sur Promare ou les Enfants de la mer en suivant les liens vers nos critiques !
Remerciement à Amel Lacombe pour son temps et à l’équipe d’Eurozoom pour la mise en place de l’interview et leur travail précieux à longueur d’années !
2 réponses
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[…] les films japonais, on constate que peu de distributeurs se battent pour en programmer : Eurozoom (4 films) ; Wild Bunch Distribution (2 films) ; Art House (2 films) et Splendor Films (1 film). […]