Delcourt / Tonkam #1 : rencontre avec Pascal Lafine, un passionné de la première heure
À l’occasion de la rentrée littéraire, nos interviews des éditeurs de manga sont de retour… Et pas avec n’importe qui ! Nous recevons en effet, dans nos colonnes Pascal Lafine, un passionné d’animation japonaise et de manga depuis plus de 40 ans et dont le CV a quelques belles lignes : co-fondateur d’Animeland, sélectionneur et dénicheur des dessins animés au Club Dorothée pendant de nombreuses années, co-fondateur des éditions Tonkam et aujourd’hui directeur éditorial de la maison d’édition Delcourt / Tonkam. Et ce n’est qu’une infime partie de toute ce qu’il a pu donner, toujours avec passion, au développement du manga et de l’animation japonaise en France.
Nous l’avons brièvement interrogé il y a quelques années sur le webtoon, mais il était grand temps de nous poser avec lui et de raconter aussi bien son histoire que sa vision du marché, côté manga comme côté webtoon, dans une interview fleuve. Elle vous sera proposée en deux parties dont la première aujourd’hui revient sur les débuts du manga et de l’animation française en France, à travers le parcours de Pascal Lafine.
Bonne lecture !
L’animation japonaise, un rêve des années 70-80…
Journal du Japon : Bonjour Pascal, et merci pour ton temps.
Le hasard fait que, à l’heure où nous débutons cette interview (en juin 2024), tu viens de fêter tes 30 ans chez Tonkam… et cela fait 30 ans que Tonkam existe, mais nous en reparlerons. Je souhaitais commencer notre interview par ton parcours, et pas seulement celui au sein des éditions Tonkam, pour dresser ton portrait.
Donc remontons vraiment au début : ton tout premier souvenir du Japon, du manga et des animes, c’était quoi ?
Pascal Lafine : Pour l’animation, c’était à la fin des années 1970 : Candy et Goldorak. Je parle de vrais souvenirs parce qu’il paraît que je regardais d’autres choses quand j’étais encore plus jeune, comme Princesse Saphir.
Pour le manga, je recherche, encore aujourd’hui, lequel a été mon premier. Il a été publié en version pirate en France à la fin des années 70. Il y avait à l’époque un éditeur très particulier qui s’appelait EviFrance qui publiait des petites BD format manga, des choses très violentes avec beaucoup de sexe.
Une des publications proposait un manga qui racontait l’histoire d’un Japonais qui avait inventé des répliques d’êtres humains en silicone très réalistes. Il parcourait le pays pour remettre des commandes à des clients : un homme dont la femme était morte, un autre qui était éperdument amoureux d’une femme et qui voulait sa réplique, etc.
Je recherche encore aujourd’hui le nom de cet auteur et de ce bouquin et je ne les ai toujours pas trouvés. Je n’avais que des morceaux de manga, parce que la revue devait publier à chaque fois 64 pages ou quelque chose du genre, et l’histoire avançait très peu. Mais cela fait près de 40 ans que je cherche.
Voilà une bouteille à la mer, chers lecteurs, à ceux qui auraient une petite idée de ce dont Pascal Lafine parle. Si vous avez des indices pour l’aider dans cette recherche de longue haleine, on vous attend en commentaire !
Et sinon, qu’est-ce qui t’a marqué dans toutes ces œuvres, comme Goldorak ou Candy ?
C’est vrai que les deux m’ont marqué. Il faut savoir que j’ai toujours adoré les dessins animés et que mon rêve était de pouvoir en faire un jour… J’aimais beaucoup ce concept de fabrication image par image. Mais tout a changé, tout a pris une autre proportion quand j’ai découvert Candy et Goldorak, deux séries où les épisodes n’avaient pas, à chaque fois, une histoire avec un début et une fin. L’histoire s’étendait sur toute la série, à la différence de ce que l’on nous proposait à l’époque, en animation comme en BD d’ailleurs. Dans Scooby-Doo, Les Fous du volant, Aglaé et Sidonie, Capitaine Caverne, chaque épisode avait le même schéma. C’étaient des épisodes autonomes et sans continuité.
Alors que là, pour Candy, Goldorak et les autres qui vont suivre, il y avait une structure feuilletonnante, plus développée et plus proche d’un film, qui te donnait envie de continuer. Si tu ratais un épisode, tu ratais un élément de l’intrigue et je trouvais ça super intéressant de traiter les dessins animés comme on traite des séries TV pour adulte.
C’est amusant : ce type de scénario associé au dessin animé ou à la BD existe encore et on voit bien le décalage, souvent générationnel, quand un parent ou grand-parent vient en librairie acheter un tome de One Piece par exemple : « Vous n’avez que le numéro 36 ? C’est très bien alors, donnez-moi ça ». Cela paraît totalement absurde pour un lecteur de manga, qui se doute bien que l’enfant ne comprendra rien, mais c’est une vision qui nous vient de la BD et qui existe encore.
Un responsable de TF1 me l’avait expliqué à l’époque où je travaillais chez AB Productions. TF1 préférait aussi laisser la gestion de ces séries à AB Productions, car ce dernier s’occupait de la diffusion des épisodes dans le bon ordre (1, 2, 3, 4, 5…) alors que TF1 n’avait pas envie de s’encombrer avec ça. La chaîne préférait des épisodes autoconclusifs avec un début et une fin dans l’épisode pour ne pas avoir à se soucier d’une quelconque chronologie et pouvoir les mettre dans le désordre. Pour avoir du prêt à diffuser… c’est beaucoup plus facile.
C’est ce qu’ils ont pu faire pendant des années avec des séries du genre New York Unité Spéciale, Starsky et Hutch ou d’autres. Nul besoin de se casser la tête avec l’ordre, et certains épisodes qui avaient cartonné pouvaient être rediffusés 2 ou 3 fois sans souci.
Ce qu’on ne fait plus maintenant parce que les séries ont désormais, elles aussi, une histoire de fond et un aspect feuilletonnant.
Exactement. Et donc j’ai pu voir les différences entre les séries françaises, américaines et japonaises. Puis je me suis dit « Comment je peux faire pour travailler là-dedans ? »
Le Japon était à des milliards de kilomètres… « Je suis étranger, jamais je ne réussirai à travailler avec des Japonais ». En plus, c’était encore plus difficile, car quand j’étais tout petit je vivais en Martinique. Tu images quand tu es en Martinique te dire que tu vas aller bosser au Japon ? Ça paraît surréaliste, forcément.
D’Animeland au Club Dorothée
Finalement, comment cette passion est-elle devenue un métier ?
C’est au début des années 90 que j’ai eu ma chance. J’étais avec Yvan (Yvan West Laurence, NDLR) à la libraire des Éditions Déesse. Il y avait un magazine du nom de Protoculture addict. Yvan m’a dit « Qu’est-ce que j’aimerais qu’on ai un magazine comme ça en France ». J’ai répondu « Qu’est-ce qui nous empêche de le faire ? ».
Et à ce moment-là, j’ai réuni tous les potes que j’avais, pour leur proposer ça. Je faisais partie d’une association qui se nommait Les pieds dans le paf dont le but était de chroniquer les programmes télé. Nous avons utilisé leur salle de travail et nous nous sommes réunis : une quinzaine de personnes en tout. Yvan, Vincent (Vincent Osée Vu, NDLR) et moi présidions le tout. Nous nous sommes lancés et nous nous sommes partagé le travail sous le commandement de Vincent. L’idée au départ d’ailleurs c’était ça : un magazine de potes dans lequel nous ferions tous des allers-retours à différentes époques et ainsi nous garderions tous le lien. Bon ça ne s’est pas passé comme ça, l’histoire de la création du mag a été réécrite depuis… mais peu importe, c’est de l’histoire ancienne en ce qui me concerne.
Sur le premier numéro d’Animeland, j’étais directeur de publication et sur le second j’étais rédacteur en chef. J’ai participé aux trois premiers numéros, car ensuite j’avais à côté AB Productions et d’autres activités. Nous sommes partis Vincent et moi en laissant à Yvan le magazine et la trésorerie. Il y avait un petit pactole, car nous avions programmé la couverture couleur au numéro 3 et le magazine entièrement en couleurs au numéro 6.
En même temps qu’Animeland j’ai travaillé avec le magazine 50 millions de consommateurs où il y avait des psys qui donnaient leurs avis un peu alambiqués sur les dessins animés. Moi j’expliquais dans un article qu’il aurait été mieux de mettre certaines séries plus soft plutôt le matin, d’autres en fin d’après-midi avec des mentions pour prévenir les téléspectateurs. J’expliquais aussi les différences entre shônen, shôjo… des choses comme ça. Il se trouve que cet article a été lu par Jean-Luc Azoulay (le patron de AB Productions, NDLR).
Le lendemain de la parution de cet article, j’ai reçu un appel de la secrétaire de Jean-Luc Azoulay qui m’a expliqué qu’il aimerait bien discuter avec moi et me rencontrer dans ses studios en Seine Saint-Denis. Je me suis rendu là-bas et nous avons commencé à parler de dessins animés.
Au départ, il était parti pour m’apostropher mais je lui ai sorti tellement de trucs…
Du genre ?
Que leurs séries étaient toutes des achats de programmes diffusés durant l’année 86 comme Saint Seiya, Ken, Lamu, Sablotin… qu’il existait des films pour certains, la différence entre les catégories shônen, shôjo, seinen. À un moment, il m’a interrompu. Il a alors passé plein de coups de fil aux personnes d’AB Productions qui sont venus le rejoindre : Claude Berdat, Denis Bortot, Andrea Bureau. À la fin de la discussion, ils m’ont dit :
« Voilà on veut absolument que tu travailles avec nous donc dis-nous ce que tu souhaites et on bosse ensemble. »
J’ai sauté sur l’occasion et ils m’ont installé un petit bureau avec des milliers de cassettes vidéo de tout ce qui passait au Japon. Il faut se rappeler que dans le Club Dorothée il y a eu plusieurs phases. Avant l’arrivée de Dorothée, il y avait de vieux dessins animés comme Goldorak. Quand Dorothée est arrivée, ils ont acheté tout ce qui était diffusé à la télévision au Japon pendant l’année 86. C’est pour ça qu’il y a eu Ken le survivant, Dragon Ball, Lamu, etc.
Il y avait même dans les stocks AB, quand je suis arrivé, des séries comme Borgman …mais qu’ils n’avaient jamais diffusées par ce que c’était du sentai/robot en dessin animé et qu’ils ont jugé que ça ne passerait pas auprès du public. Ils avaient donc acheté plusieurs séries dans ce genre de situation et moi je suis arrivé sur la seconde partie du processus : pour faire le tri !
À partir de là, j’ai commencé au cas par cas à choisir les séries comme Sailor Moon, Ranma ½, Patlabor… J’en ai acheté un bon paquet entre temps.
Comme j’étais tout seul à faire ça, j’ai eu beaucoup de travail et j’étais beaucoup sollicité : par les éditions Atlas pour faire un jeu d’échecs Dragon Ball, par Panini pour faire des trading cards, des autocollants. J’ai fait vraiment beaucoup de choses, créé d’autres magazines. Pendant très longtemps j’étais au four et au moulin… car comme j’étais fan j’acceptais tout, j’étais heureux d’être là, peu importe le prix à payer !
On parlait de ton rêve de jeune Martiniquais plus haut, il se concrétisait en partie, donc c’est normal. D’autant que dans les années 80 puis 90 il n’y avait aucune garantie que l’animation japonaise et le manga s’installent pour de bon !
Justement, j’étais tellement militant que ça nous arrivait avec des potes d’organiser ou de participer à des débats pour présenter cette culture japonaise. Nous avions deux super ambassadeurs avec nous qui étaient Moebius et Jodorowsky. Ils étaient par exemple avec nous à l’un de nos débats à la Fnac des Halles. Ils ont accepté aussi de nous accompagner dans un ou deux débats dans des universités pour parler du manga et expliquer que c’était un nouveau genre de BD tout à fait extraordinaire. C’est une chose que beaucoup de gens ignorent, mais il faut rendre hommage à Moebius et Jodorowsky, car ils ont beaucoup aidé et pris de leur temps personnel pour participer à l’intégration du manga en France.
Du Club Dorothée à Tonkam
Et ensuite, quid de Tonkam ?
Mon aventure AB Productions a dérivé quand sont arrivés les films Dragon Ball. Comme ils avaient les films DB et DBZ et qu’ils n’en faisaient rien, je me suis dit que j’allais essayer de trouver quelqu’un pour les sortir en France. À l’époque d’Animeland nous nous étions partagé les libraires pour trouver de la publicité. Nous les démarchions pour vendre des créneaux de publicité afin de payer le magazine : les librairies Junku, Tonkam, Album, Déesse, etc.
Cela m’a permis de faire la connaissance de Dominique Véret, Sylvie Chang et Françoise Chang, l’équipe de la boutique Tonkam. Je leur ai proposé de faire les films de Dragon Ball. Dominique n’était pas intéressé, il trouvait ça trop commercial. Il voulait, comme il disait : « des titres qui font du bien à la tête, pas au portefeuille ». Mais j’ai trouvé son discours hyper intéressant.
J’ai laissé tomber les films qui ont été vendus à AK Vidéo, mais je suis resté bosser avec Tonkam. Comme chez AB il y avait d’autres films en stock comme Demon City Shinjuku, nous leur vendions en distribution, car ces autres titres les intéressaient. Par la suite, ils sont ressortis chez Manga vidéo.
Je m’entendais plutôt bien avec eux et j’ai donc fini par travailler pleinement avec eux. Ils voulaient faire du manga en français, mais pas forcément les titres attendus comme les versions papier des mangas populaires (City Hunter, Dragon Ball, etc.). C’est comme ça que Vidéo Girl est arrivé parce qu’en V.O. cela se vendait énormément dans la boutique.
Puis, un beau jour, Dominique est parti à un salon à Barcelone à toute vitesse parce qu’il avait entendu qu’un éditeur japonais de chez Shūeisha y était, et il a pu rencontrer cet éditeur. Ce dernier était étonné, forcément, que Dominique ne cherche pas des titres plus mainstream comme Dragon Ball mais Dominique lui a expliqué qu’il voulait surtout faire connaître le manga au-delà de ça, donc il a accepté de lui confier Vidéo Girl Ai. Mais ils ont demandé à Tonkam de prouver qu’ils en étaient capables. Nous avons mis au point un procédé qui consistait à numériser les livres. À l’époque, l’impression se faisait à partir de film rhodoïd (une sorte de plastique rigide) imprimé en noir sur transparent. L’équipe Glénat par exemple devait gratter au cutter les textes dans les bulles de Dragon Ball pour mettre la VF par-dessus.
Nous sommes allés chez Surcouf pour acheter un super ordinateur un MACINTOSH Power, avec un scanner de la marque Agfa Arcus 1200 qui était le meilleur pour le noir sans niveau de gris. C’est important, car les scanners pensent en général que la trame (les petits points noirs) des mangas est en fait des nuances de gris. Nous avons ensuite commencé à scanner toutes les pages.
Pour y arriver, nous avons fait les trois-huit parce que la mémoire de l’ordinateur ne permettait pas de scanner toutes les pages d’un coup. Nous devions les enregistrer sur un support externe super puissant, parce que sur l’ordinateur il n’y avait pas assez de mémoire. Et encore, il nous fallait trois supports pour scanner un manga complet !
Nous étions donc trois à scanner le manga : l’équipe de journée, l’équipe du soir et l’équipe de nuit… J’étais souvent l’équipe de nuit (rires). Ils ont trouvé que notre procédé était plutôt concluant et nous avons sorti, le 6 juin 1994, le premier tome de Vidéo Girl… et l’aventure a commencé comme ça, il y a 30 ans.
Je suis resté chez Tonkam depuis cette époque. Dominique était directeur éditorial avec 60 % du choix de titres puis moi 20 % et Sylvie 20 % (Sylvie Chang, NDLR). Je proposais des titres au cas par cas : quand j’ai découvert Cyber Weapon Z dans le quartier chinois par exemple, j’ai trouvé ça révolutionnaire et j’ai voulu qu’on le sorte. Idem, comme j’étais un grand fan de City Hunter et de Cat’s Eyes, je voulais absolument publier du Tsukasa Hôjô donc j’ai proposé que nous fassions City Hunter mais Dominique n’a pas voulu, et nous avons fait Cat’s Eyes. Quand nous sommes passés aux autres titres de l’auteur, au début il ne voulait pas. Il avait trouvé Cat’s Eyes trop commercial. Mais quand je lui ai présenté La mélodie de Jenny et Sous un cerisier en fleur, avec une fibre écolo, ça lui a tout de suite parlé, il a même voulu faire l’adaptation.
Ce fut pareil dans le cas de Vagabond : j’étais un grand fan de Slam Dunk et quand Takehiko Inoue a quitté Shūeisha pour faire Vagabond j’ai trouvé ça tellement extraordinaire sur le plan graphique que je l’ai présenté à Dominique, qui a aimé. C’est ainsi que nous l’avons publié.
Sylvie, elle, avait des goûts très particuliers et pointus, ce qui a donné des choix incroyables. Angel Sanctuary c’était tellement barré comme shôjo qu’elle a voulu que nous fassions ça. Les CLAMP pareil.
Ah ! C’est à elle que l’on doit les CLAMP ?
Oui, les CLAMP c’est Sylvie. En fait, nous avions tous nos créneaux, c’est pour ça que le catalogue est aussi hétéroclite. Dominique aimait la nourriture pour l’esprit avec des mangas comme Amer Béton, les trucs un peu barrés, écolos, engagés. Sylvie était plus sur les mangas comme je citais plus haut et moi j’étais très attaché à certaines histoires et à certains auteurs. J’essayais d’optimiser mes choix parce qu’avec 20 % du catalogue je ne pouvais pas non plus faire 1000 propositions. C’est pour ça que nous avions des titres d’auteurs connus, mais pas forcément leurs titres les plus connus. Ainsi nous avons fait Dominion Black Magic mais pas Appleseed ni GITS pour Masamune Shirow.
Dominique voulait faire connaître le manga. Ne pas donner aux gens ce qu’ils voulaient, mais ce qu’ils ne s’attendaient pas à découvrir. C’est pour ça que sur Tezuka nous n’avons pas fait Astro ou Le Roi Léo : nous avons plutôt publié l’Histoire des 3 Adolf ou Bouddha.
C’est un truc que j’ai toujours essayé de garder, mais c’est devenu de plus en plus compliqué. Au départ, j’essayais d’aller sur des créneaux comme le boy’s love ou d’autres. Mais à partir des années 2000, quand de nombreux éditeurs sont arrivés, comme Ki-oon, Kurokawa, Kazé, etc., ils sont nombreux à être allés sur ces créneaux un peu inédits qui m’étaient cher.
Mais j’essaie de continuer sur cette voie, à ma manière, aujourd’hui : j’essaie de faire découvrir non pas de nouveaux auteurs, parce que c’est plus fermé et devenu très concurrentiel aujourd’hui, mais en proposant des titres un peu particuliers. C’est difficile de garder ces particularités parce que les éditeurs font beaucoup de veilles de marché : dès que tu fais ressortir un titre ou un auteur, plein d’éditeurs vont aller dessus ensuite.
Après, ce que j’aimerais que les lecteurs comprennent, c’est qu’un manga c’est comme tout, ça a une durée de vie. C’est normal qu’un éditeur arrête un titre pour passer à autre chose. Cela permet aussi à un autre éditeur de le reprendre et de lui donner une seconde chance. Imaginez si les éditeurs gardaient éternellement des titres qui ne se vendent pas sans jamais les rendre…
Ce n’est pas évident d’avoir raison avant les autres.
Oui, mais quand tu es pionnier tu n’as pas le choix de toute façon. Quand j’ai commencé à faire du webtoon papier, ça a été un peu la même chose. Au début, tout le monde disait « L’ovni, pourquoi il fait ça ? ». Mais avec les ventes de Solo Leveling, True Beauty et Secrétaire Kim, tout le monde s’est mis à faire du webtoon et de la même façon en plus : même format, même pagination et même prix.
Je me dis que je suis condamné à vivre en essayant d’avoir un coup d’avance, mais sans avoir la reconnaissance qui va avec.
C’est souvent comme ça lorsque l’on trace des sillons…
Mais là, ça fait 30 que je tente des choses chez Tonkam et si je rajoute AB je dois être sur 40 ans dans le manga. C’est un long chemin parcouru.
Les gens ne se rendent pas forcément compte. Il m’arrive de lire sur internet que faire du manga c’est facile, que le succès du manga est une évidence. Mais ils ne se rendent pas toujours compte du loooong chemin parcouru, avec des gens qui se sont battus longtemps pour en arriver là, contre d’autres qui détestaient l’idée même de l’existence des mangas.
Quand je parle de militant, je ne parle pas de moi, mais de tous les gens qui ont fait des magazines, des fanzines, des sites internet. Si on pouvait faire une frise avec tous les magazines qui traitent du manga et de l’animation, on verrait qu’il y en a très peu qui ont survécu. Je pense souvent à tous ces gens pour qui ça a été très dur, qui l’ont fait en étant mal payés, en dépensant leurs économies par passion, en travaillant pour des gens qui n’aimaient pas le manga… Car lorsque tu es militant, tu souhaites partager sainement et que le manga soit reconnu… mais tu ne peux pas le faire éternellement.
Et ainsi se clôt donc cette première partie, du parcours de Pascal Lafine à celui des éditions Tonkam, qui esquisse également la suite de notre entretien : les éditions Delcourt/Tonkam ces dernières années (la collection Moonlight par exemple) mais aussi le webtook avec les éditions Kbooks… Pour en savoir plus, rendez-vous demain à 17 h, avec la seconde et dernière partie de cette interview, centrée sur les années 2020 à 2024 !