Sorcières de Daisuke Igarashi : entre nature, féminité et spiritualité

Sorcière ; sorcier. Nom venu du bas latin sorcerius, diseur de sorts, du latin classique, sors, sortis, sort. Se dit d’un individu soupçonné de se livrer à des pratiques de sorcellerie. C’est ainsi que le dictionnaire Larousse tend à définir les sorcières, que vous croisez souvent au détour d’un conte de fées. Dans ce contexte littéraire, le personnage de la sorcière est généralement présenté comme méchant et malfaisant. Et si finalement, ce n’était pas tout à fait la réalité ?

Sorcières de Daisuke Igarashi : entre nature, féminité et spiritualité

Publié une première fois en 2006, c’est aujourd’hui que le lectorat français va enfin pouvoir (re)découvrir le manga Sorcières de Daisuke Igarashi, édité par Delcourt/Tonkam dans la collection Moon Light. Un manga fort dans lequel le mangaka, connu notamment pour Les Enfants de la mer, a décidé de prendre à contre-pied l’image habituelle que l’on peut avoir de la sorcière. Ici, pas de balais ni de chaudrons. À la place : des femmes profondément humaines, à la frontière du visible et de l’invisible, en lien étroit avec des notions que nos civilisations occidentales ont pu mettre de côté comme l’instinct, le pouvoir des plantes ou certains mythes… Loin d’être aussi maléfiques que Mère Gothel dans Raiponce de chez Disney, les sorcières de Daisuke Igarashi sont guérisseuses, médiatrices, protectrices. Elles écoutent le monde là où d’autres pourraient ne voir qu’un simple décor à utiliser.

Dans ce manga, vous pouvez oublier l’histoire unique. L’auteur a choisi d’explorer différentes facettes de ce que pourrait être une sorcière à travers des récits indépendants, qui seraient bien capables de prendre la place de nos contes, qu’ils soient anciens ou modernes. Des récits à travers lesquels vous rencontrerez des personnages qui, à leur façon, traversent des expériences extrêmement fortes. Et plus vous avancerez dans le manga, plus vous réaliserez que chaque histoire est en réalité une fenêtre sur une autre façon d’être au monde. Un peu comme si Daisuke Igarashi nous sommait de laisser de côté le rationnel au profit de l’intuition. Plongeons nous aussi, à notre tour, dans l’univers de Sorcières.

De figures marginalisées à personnages de pouvoir

Les sorcières, des êtres marginalisés
©Nurlan Imash / Unsplash

Depuis que le monde est monde, les sorcières ont, du moins semble-t-il, toujours été marginalisées. Depuis l’Antiquité, celles que l’on qualifiait de sorcières incarnaient souvent un savoir parallèle, en marge des institutions religieuses et politiques, ces dernières étant souvent dominées par des hommes. Héritières de cultes dit païens ou de médecines populaires, elles pouvaient être prêtresses, guérisseuses, sages-femmes ou simplement différentes des normes sociétales et sociales. Si elles étaient « tolérées », c’est au Moyen-Âge, à travers la fameuse chasse aux sorcières initiée par l’Église que ces dernières ont été pourchassées et tuées en grand nombre. Accusées d’avoir pactisé avec le Diable, elles étaient alors jugées comme des menaces à l’ordre établi.

Depuis plusieurs années, un courant littéraire et de développement personnel a gagné en popularité afin de réhabiliter le personnage de la sorcière. Ce dernier n’est désormais plus un personnage malfaisant, c’est un symbole de résistance, de savoir autonome et de remise en question des normes. Et c’est précisément cette mémoire que semble vouloir réactiver Daisuke Igarashi dans Sorcières, en mettant en scène des femmes libres, souvent solitaires, mais toujours connectées à un savoir oublié.

Dans ce premier tome du dyptique, plusieurs sorcières sont représentées. Et loin de l’image à laquelle nous avons été habitués, chacune se révèle profondément humaine, à sa façon. L’une d’elles, par exemple, que l’on rencontre dans la première histoire alors qu’elle n’est qu’une enfant, ne cherche en réalité qu’une chose : dépasser un traumatisme ancien et retrouver une forme de paix intérieure. Une autre, chamane visiblement Amérindienne, se sacrifie d’une manière bouleversante pour protéger la forêt. Dans Sorcières, Daisuke Igarashi dresse le portrait de femmes en lutte, en quête et parfois enracinées dans leur douleur autant que dans leur pouvoir. Une vision du monde qui nous invite à revoir notre jugement sur ce que peut être la magie. Du pouvoir, de l’amour, la vie et la mort, mais aussi, et surtout, une immense solitude.

Quand le féminin devient une force naturelle

© 2025 Daisuke IGARASHI / SHOGAKUKAN

En lisant Sorcières, il y a une chose qui nous frappe : la manière dont le mangaka représente le féminin. Nous qui sommes habitués à certains clichés ou certaines idées reçues, Daisuke Igarashi a décidé de ne pas idéaliser ni de jouer de ces fameux clichés dans sa représentation de ce que peut être le féminin. Il met en scène des femmes qui peuvent être tantôt jeunes, tantôt vieilles. Certaines peuvent être douces, d’autres combattives. Lumineuses comme le soleil ou sombre comme les ténèbres. Mais lorsque l’on prend du recul et que l’on cherche à comprendre Sorcières dans son ensemble, on réalise vite une chose : chaque sorcière du manga a un lien d’une profondeur inattendue avec son environnement, son corps et son intuition.

Ce n’est pas tant la femme en tant que genre qui est mise en avant, mais plutôt une manière de percevoir le monde autrement. Un prisme différent. Pourtant, ce prisme, nous le connaissons bien. Nombreuses sont les œuvres à transmettre un message autour de l’intuition, du besoin d’écouter son cœur et de ne pas se laisser dévorer par la logique rationnelle imposée par notre mode de vie moderne. Mais dans Sorcières, l’ampleur est tout autre. Il n’invite pas à le faire, il impose de le faire. Écouter son instinct est une question de survie. Une sensibilité que l’on retrouve dans d’autres œuvres de Daisuke Igarashi, comme Petite Forêt, également dans la collection Moon Light de Delcourt/Tonkam. Dans ce titre, une jeune femme retourne vivre à la campagne et renoue avec les cycles de la nature et les gestes simples de la vie.

Un dessin presque chamanique

Un dessin presque chamanique
© 2025 Daisuke IGARASHI / SHOGAKUKAN

Dans Sorcières, Daisuke Igarashi nous transmet un message : nous avons désappris à écouter la Terre. Les sorcières, elles, n’ont jamais cessé. Et ce lien entre le visible et l’invisible, le mangaka ne le raconte pas qu’avec des mots : il le dessine. Et c’est sans doute l’un des plus gros points forts de l’artiste. Son trait est à la fois brut et délicat, précis et instinctif. Il semble passer sans effort d’un réalisme à nous couper le souffle à des visions surréalistes.

Chaque planche est une matière vivante. Un monde à lui tout seul qui semble prêt à s’éveiller sous nos yeux. Le trait de Daisuke Igarashi n’est pas aussi figé qu’il y paraît, au contraire, il circule. Le mangaka épouse les sensations de ses personnages, pour mieux nous les faire ressentir. Le souffle du vent, la lourdeur d’un silence ou l’angoisse d’une présence invisible, le mangaka semble maîtriser absolument toutes les ambiances possibles. Lire Daisuke Igarashi, ce n’est pas simplement suivre une histoire, c’est une expérience que l’on vit.

Une lecture qui n’a qu’un but : transformer notre regard

Si nous avons un contexte littéraire majoritairement négatif vis-à-vis du personnage de la sorcière, Daisuke Igarashi nous propose là un titre qui va au-delà de la simple réhabilitation. En refermant ce manga, impossible de ne pas avoir été transformé.e. Sorcières n’est pas seulement un contre-récit à l’imagerie classique : il bouleverse notre regard et nous pousse à prendre davantage de recul concernant ce mythe et ce qu’il peut dire de notre rapport au monde, à la nature et à la féminité.

Sorcières n’est pas une énième revisite, c’est une véritable reconfiguration. En donnant chair, voix et âmes à des femmes à la fois fragiles et puissantes, ce manga nous invite à sortir de notre prisme de réflexion. À questionner notre rationalité, notre modernité et surtout la manière dont nous avons pu rejeter ce qui ne s’explique pas nécessairement. Et c’est probablement là que réside la plus grande force de ce titre de Daisuke Igarashi. Publié pour la première fois en 2006, Sorcières semble aujourd’hui plus actuel que jamais. Un récit qui défit le temps et qui agit comme une graine : une fois plantée dans l’esprit du lecteur, elle ne cesse de grandir et de faire germer de nouvelles façons de voir ce qui nous entoure.

Juliet Faure

Tombée dans la culture japonaise avec le célèbre "Princesse Mononoké" de Miyazaki, je n'ai depuis jamais cessé de m'intéresser à ce pays. Rédactrice chez Journal du Japon depuis 2017, je suis devenue la yakuza de l'équipe. Plutôt orientée RPG et Seinen, je cherche à aiguiser de nouvelles connaissances aussi bien journalistiques que nippones.

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