La balade de Seijun SUZUKI : ascension et chute du Dieu des Réalisateurs

Génie iconoclaste du cinéma japonais des années 60, surnommé «  Dieu des réalisateurs  », qui a su transcender la série B de studio pour en faire un véritable cinéma d’auteur pop, divertissant et jubilatoire, Seijun SUZUKI débarque – en HD s’il vous plaît ! – chez ELEPHANT FILMS avec 3 chefs d’œuvre sixties.

Joe SHISHIDO, acteur emblématique de Seijun SUZUKI

Joe SHISHIDO, acteur emblématique de Seijun SUZUKI

Seijun SUZUKI est un paradoxe  : connu et reconnu des cinéphiles au Japon comme à l’étranger, dès son apogée dans les années 60 – il était alors qualifié de «  Dieu des Réalisateurs  » – et toujours à l’heure actuelle grâce à de nombreuses rétrospectives organisées dès la fin des années 80. Mais bien qu’il soit une référence pour certains des plus grands cinéastes mondiaux (de Jim JARMUSCH à Quentin TARANTINO en passant par WONG Kar-Wai), il reste peu connu du grand public. En 2003, le label HK avait édité 3 très beaux coffrets DVD comprenant les meilleurs films de ce génie, un des plus grands réalisateurs de son époque. Des coffrets dont la non-réédition a, depuis, empêché le tout venant de découvrir ce cinéaste précieux. Heureusement, l’éditeur ELEPHANT FILMS a choisi d’inclure Seijun SUZUKI dans son précieux travail d’exhumation de classiques. Ce sont ainsi 3 de ses films majeurs, en l’occurrence Détective Bureau 2-3, La Jeunesse de la Bête et La Marque du Tueur qui se voient recevoir les honneurs du dvd et du blu-ray, ELEPHANT profitant des magnifiques masters réalisés par l’Américain CRITERION. Il s’agit par ailleurs de la première édition en France de ces films en haute définition.

Un choix judicieux puisque ces 3 films mettant en scène l’emblématique Joe SHISHIDO (et ses pommettes saillantes) encadrent littéralement l’âge d’or de la carrière de SUZUKI (le baroque La Marque du Tueur signera littéralement son renvoi du studio Nikkatsu) et voient le réalisateur affirmer son style unique, mainte fois copié depuis . Ils permettent ainsi, à travers la déconstruction de plus en plus marquée de SUZUKI d’un genre donné (le film de gangster) , de saisir l’évolution d’un réalisateur unique.

 

Seijun SUZUKI où comment subvertir le film de studio avec virtuosité.

Née en 1923, Seijun SUZUKI s’est tourné vers le cinéma par le plus grand des hasards, pour ainsi dire «  faute de mieux  ». En effet, après avoir été appelé sous les drapeau de 1943 à 1946 (il en gardera une profonde aversion pour la violence et une défiance à l’égard de l’armée et de l’autorité),  il désire suivre des études de commerce mais échoue au concours d’entrée de l’Université de Tokyo. Il passe alors avec succès le concours de recrutement des studios Shochiku qui se tenaient au même moment. Il y travaillera de 1948 à 1954, année lors de laquelle il entre aux studios Nikkatsu où il va rapidement devenir réalisateur de série B ; c’est à dire des films généralement projetés en avant-programme de productions plus luxueuses, produits avec peu de moyens en un temps très réduit (généralement 25 jours de tournage, le réalisateur recevant le scénario 2 semaines avant le coup d’envoi) et à partir de scénarios médiocres écrits à la chaîne pour répondre aux canons de genres ultra-calibrés (ici le film de gangster, rempli d’action et s’adressant à un public plutôt jeune, cœur de cible de la Nikkatsu). SUZUKI nourrira d’ailleurs un certain ressentiment à l’égard du studio pour être cantonné aux séries B à petit budget quand des cinéastes moins doués se voient confier le premier plan (notamment Shohei IMAMURA  – lire à ce sujet le très intéressant article Branded to Kill: Reductio Ad Absurdum de Tony RAYNS sur le site de CRITERION).

Malgré ces limitations, Seijun SUZUKI va parvenir à transcender ce matériau de base peu glorieux pour faire de ses films de véritables chefs d’oeuvre. Des objets hautement personnels où transparaissent les opinions du réalisateur, et dans lesquels il fait montre d’une audace visuelle et stylistique encore inédite.

Seijun SUZUKI fait montre d'un stupéfiant sens esthétique dans ses films - ici La Marque du Tueur

Seijun SUZUKI fait montre d’un stupéfiant sens esthétique dans ses films (La Marque du Tueur)

 

Détective Bureau 2-3  : La reconnaissance d’un frondeur

La jaquette du combo blu-ray/dvd de Détective Bureau 2-3

C’est ainsi qu’il atteindra la reconnaissance en 1963 avec Détective Bureau 2-3 (sous-titré «  Crevez Vermines  !»). Tout cela au grand dam du studio pour qui les films du réalisateur ne correspondent absolument pas aux produits calibrés attendus. Et pour cause  : là où ils veulent des films d’action dans lesquels la figure du héros ou du yakuza est exaltée et la violence justifiée par un respect du sens moral et hiérarchique conservateur, SUZUKI leur livre des produits ultra-stilysés, qui tournent en dérision le genre du film de gangster avec une jubilation contagieuse tout en ridiculisant les yakuzas (stupides et veules) et autres institutions.

C’est justement le cas de Détective bureau 2-3, où le personnage du détective Tajima incarné par Joe SHISHIDO, prend un malin plaisir à semer le chaos et la zizanie chez les gangsters, tout en conservant tous les attributs d’un James Bond époque Sean CONNERY, voiture de sport et classe folle incluse. SUZUKI a ainsi transformé le polar en un pastiche pop et coloré, multipliant les scènes musicales (une bonne partie du film se déroule dans des clubs à l’ambiance jazz/twist) et signe ainsi un divertissement hautement addictif. Le public japonais ne s’y est d’ailleurs pas trompé et le studio s’est vu obliger de lui donner 2 suites dont une réalisée par le cinéaste  : La Jeunesse de la Bête.

L'un des numéros musicaux du film

L’un des numéros musicaux du film

 

La jeunesse de la bête  : la consécration du «  Dieu des Réalisateurs  »

La jeunesse de la bête

Avec ce film, SUZUKI va aller plus loin dans l’affirmation de son style. Il reprenant une partie de son casting masculin dans des rôles différents. Le détective incarné par SHISHIDO s’appelle ici Joe et est impliqué personnellement dans l’affaire pour laquelle il va à nouveau s’infiltrer chez les yakuzas (cette fois dans 2 gangs différents, les montant l’un contre l’autre à la manière de Yojimbo ou de Pour une poignée de Dollars). Si l’on retrouve encore un peu d’humour absurde, le ton est résolument plus sombre et violent, ce qui se sent dès l’apparition du logo Nikkatsu à travers le thème musical du film et l’entrée en scène de Joe, qui passe à tabac un passant sans raison apparente. SUZUKI prend encore plus de liberté avec son scénario, multipliant les ellipses, et il faut attendre un certain temps afin de réellement saisir l’enjeu du film.

Visuellement, le réalisateur fait preuve d’une inventivité fantastique, notamment à travers l’élaboration des décors de studio qui confèrent à sa mise en scène une réelle profondeur et une esthétique poétique.
Encore une fois, le succès est au rendez-vous et le film vaudra à Seijun SUZUKI le surnom de «  Dieu des réalisateurs  » de la part des étudiants et intellectuels qui vont le soutenir par la suite.

La jeunesse de la Bête est plus violent, mais aussi plus stylisé.

 

La marque du tueur  : film de yakuza godardien et œuvre testamentaire du Maître du Désordre

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En 1967, embarrassée par Le Vagabond de Tokyo (pourtant un succès) et son utilisation extrême de la couleur, la Nikkatsu demande à SUZUKI de réaliser La Marque du Tueur en noir et blanc (et dans l’urgence, le film devant servir de bouche trou pour un projet tombé à l’eau). Les producteurs espèrent que la contrainte bridera la créativité de l’indomptable cinéaste. Que nenni  ! Le réalisateur va plus loin que jamais dans ce qui deviendra son film le plus radical et le plus identifiable. Il pousse sa mécanique de déconstruction du polar et de la figure du héros au bout de sa logique pour en faire un véritable film de yakuza godardien (tendance A bout de Souffle / Pierrot le Fou).

Joe SHISHIDO à bout de souffle dans La Marque du Tueur.

Joe SHISHIDO à bout de souffle dans La Marque du Tueur.

Joe SHISHIDO y incarne cette fois un tueur à gage (classé numéro 3 dans la hiérarchie de sa profession) et qui, suite à un contrat raté (un papillon se pause sur le canon de son fusil et lui fait manquer sa cible) va se voir devenir à son tour la proie de ses concurrents jusqu’à l’affrontement final avec l’énigmatique numéro 1.
Les scènes s’enchaînent de manière encore plus elliptique que précédemment, SUZUKI comptant sur la compréhension des codes éculés du genre par un public qui les connaît par cœur. La juxtaposition des scènes de même que la stylisation des décors quasi vides -renforcé par un noir est blanc très contrasté- confèrent au film un surréalisme autant poétique qu’absurde.
La figure du héros est ici totalement essorée et déshabillée de sa superbe, autant dans ses face-à-face érotiques avec deux femmes fatales que dans son affrontement psychologique comme physique avec le tueur numéro 1.
Le film n’en oublie pas pour autant d’être saisissant et jubilatoire, avec des scènes d’action et d’assassinat d’une extrême invention et des éléments absurdes hautement comiques.

SHISHIDO en assassin au bout du rouleau dans La Marque du Tueur

SHISHIDO en assassin au bout du rouleau dans La Marque du Tueur.

Si le film est encore plébiscité par les étudiants et les intellectuels, le studio saisit cette occasion pour licencier ce réalisateur qui l’embarrasse depuis trop longtemps, arguant que le film est incompréhensible. Malgré la mobilisation de réalisateurs (dont Nagisa OSHIMA), de critiques et des soutiens précédemment cités, et une action en justice contre le studio que le réalisateur remportera en 1971, il s’ensuit une traversée du désert de 10 ans pour SUZUKI qui se retrouve blacklisté par l’ensemble des studios et ne pourra réaliser un nouveau long métrage de cinéma avant 1977.

C’est pourtant bien ce film là qui, encore à l’heure actuelle, est considéré comme le sommet du cinéaste et lui vaut de nombreux hommages des plus grands réalisateurs actuels. D’où la nécessité pour ses films d’être accessibles au grand public.

 

Le plaisir des yeux

C’est donc quasiment œuvre de service public que constitue cette sortie chez ELEPHANT FILMS, d’autant plus qu’elle permet pour la première fois chez nous de découvrir ces œuvres en HD.

Les nouveaux masters fournis par CRITERION offrent une définition jamais vue, supérieure aux transferts déjà très beaux d‘HK en 2003. Les couleurs sont absolument magnifiques, en particulier pour Détective Bureau 2-3 et on a le sentiment que c’est bien comme ça que le public japonais a dû découvrir le film en 1963 dans les salles. En ce qui concerne La Marque du Tueur, on a un peu le sentiment de découvrir un autre film. L’image gagne beaucoup en nuance et en définition, mais perd en conséquence le grain de la pellicule et les forts contrastes qu’on connaissait. On laissera le choix à l’appréciation de chacun.

La Jeunesse de la Bête

Sortie de bain dans La Jeunesse de la Bête.

Niveau bonus, chaque film est accompagné d’une présentation fort intéressante de Charles TESSON. Ces interventions d’une vingtaine de minutes sont bienvenues et le critique nous fait découvrir avec un plaisir partagé sa vision du film ainsi que de nombreuses anecdotes, le replaçant dans le contexte de l’époque par rapport au cinéma japonais et à la situation de SUZUKI au sein du studio Nikkatsu.

C’est donc un bonheur de retrouver le cinéma de Seijun SUZUKI en France et l’on ne saurai trop conseiller au cinéphiles et aux aficionados de films de Yakuza ou d’objets pop purement sixties de se jeter sur ces sorties.
Il y a encore beaucoup à dire au sujet de ce véritable génie de la réalisation et l’on se plaît à rêver à une salve prochaine chez ELEPHANT qui compterait La Barrière de Chair, Elégie de la Bagarre et Le Vagabond de Tokyo.

Détective Bureau 2-3, La Jeunesse de la Bête et La Marque du Tueur sont disponibles en dvd et combo blu-ray/dvd chez ELEPHANT FILMS.Et ils sont à gagner du 23 au 29 décembre grâce à notre concours, donc restez sur le qui-vive et rendez-vous ici pour en savoir plus !

3 réponses

  1. 26 juillet 2017

    […] Prostituée et Le Vagabond de Tokyo. Une nouvelle salve de sorties qui vient compléter celle dont nous avions déjà parlé en 2015, mettant ainsi en lumière des aspects différents de l’oeuvre du réalisateur. […]

  2. 1 avril 2018

    […] en savoir plus sur ce monument du cinéma japonais, direction nos dossiers qui lui sont consacrés: -La balade de Seijun SUZUKI : ascension et chute du Dieu des Réalisateurs -Guerre, sexe et yakuza chantant : l’irrévérencieux Monsieur […]

  3. 1 septembre 2019

    […] Jarmusch ou Sono Sion. Nous lui avions consacré un double dossier que vous pouvez retrouver ici et là. Pour la petite histoire c’est ce film de […]

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